C'est bien sûr le titre de la dernière comédie de Bruno Podalydès, réjouissante dans sa critique des modernes conditions du travail et du sabir infect que l'on est tenu d'y jacter.
Il se trouve que j'ai eu l'occasion de voir ce film une semaine avant sa sortie (retardée d'un an) au festival d'Alès, en présence du réalisateur. Le tournage ayant eu lieu en 2019, avant l'irruption de la pandémie, celui-ci était assez atterré de constater que ce qu'il envisageait alors comme de l'anticipation à moyen terme (la généralisation du télé-travail et l'exigence de disponibilité H-24 des employés) relevait désormais du quotidien le plus courant.
Incidemment, cette séance m'a enfin permis de résoudre l'énigme que j'exposais ici-même voici plus d'un an, à savoir, la raison de l'inversion des plans entre Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers) (1998) et la version longue de ce même film sortie en dévédés en 2008, Versailles-Chantiers (version interminable), dans la séquence du restaurant syldave où Albert file aux toilettes pour vomir.
Bruno Podalydès m'a fort obligeamment fourni l'explication, qui est en réalité bête comme chou — ou plutôt comme kropow, dirait Mark Rosenfelder.
Lors des repérages pour Dieu seul me voit, l'équipe du film avait bel et bien trouvé un vestibule qui correspondait au décor du Sceptre d'Ottokar (p. 5, quatrième case), à ceci près que sa disposition était inverse par rapport à l'album d'Hergé.
Qu'à cela ne tienne, s'était dit le réalisateur, il suffit d'apposer sur la porte le mot TOILETTE en miroir et de procéder ensuite à l'inversion de cette brève séquence au laboratoire.
Sauf que c'était là son premier long-métrage, et qu'en ces temps préhistoriques où tout se faisait sur celluloïd le coût de ce procédé d'inversion d'images dépassait par trop le budget alloué.
Podalydès s'est donc résolu à laisser la séquence telle quelle, d'où la bizarrerie de cette inscription en miroir (d'autant plus étrange, certes, pour les spectateurs qui ne connaissent pas l'album de Tintin !)
Dix ans plus tard, en 2008, Podalydès était devenu un cinéaste amplement reconnu et l'inversion numérique ne posait aucun problème, donc il a pu aisément rétablir la séquence telle qu'il l'avait toujours imaginée.
Donc Les deux Alfred, aujourd'hui, c'est évidemment un film.
Mais pas pour moi.
Pas pour nous, les férus de Jean Douassot et de Fred Deux, pas pour nous, les entichés des bandes magiques !
Les deux Alfred, pour nous, c'est évidemment les deux Alfred Deux, Alfred père et fils : Alfred Gaston Eugène Deux et Alfred Jean Lucien DEUX, « né de mère inconnue » (sic !)
Il y a aussi l'oncle, bien sûr, suicidé en 1937 alors que Fred avait 13 ans, sauf qu'en réalité l'oncle ne se prénommait pas Alfred mais Édouard Albert Georges, comme nous l'apprend l'extraordinaire site de Tristan S. — sur lequel je compte bien revenir très prochainement.
« On faisait bien un clan. Le père avait raison tout à l’heure. Les trois Alfred.
Et, pour la première fois, je me sentais un Alfred.
Je sentais aussi que je n’avais rien de commun avec Alfred père et Alfred oncle, mais tout de même j’étais plutôt de leur côté que de celui de la mère. Un besoin de laid, de beau, de tout. De tout ce que le vieux acceptait, de ce qu’il refusait, de notre vie, cave, plaque, cousins, bec de gaz. Pas à dire, concluais-je, je suis un Alfred et c’est ce que la mère ne veut pas. »
Jean Douassot, La Gana, ch. XII, Julliard, 1958, p. 315
« Le père passe des boulots les plus crevants aux boulots les plus éreintants. Il débarque avec son habituel coup dans l’aile mais siffle ses airs. Alfred le siffleur, l’appelle-t-on maintenant. On s’arrête même pour l’écouter. Il jacasse et fait rire. Derrière nous, le grand jeu qui tourne. Chacun sa chance. Bonjour, Madame, et bonjour d’Alfred surtout. Des deux Alfred, des trois Alfred. De toute la famille des Alfred. Se réduisent à trois et se réduiront peut-être plus vite qu’on le pense à deux ou à zéro. »
ibid., ch. XIV, p. 381
Tout au long de son œuvre, Fred Deux revient inlassablement sur sa famille, « la famille des Alfred », mais la matrice fondamentale de cette œuvre est topographique : c'est une cave de Boulogne-Billancourt, au n°5 de la Chaussée du Pont, dans laquelle Fred vécut toute son enfance.
Il en fournit l'adresse précise au détour d'une phrase, à la fin de la plage 1 de la troisième cassette des bandes magiques, quand il rentre avec « Casquette » de leur périple vélocipèdique, à partir de 44'47" :
Cette cave, j'ai commencé à essayer de la retrouver voici dix-sept ans, en 2004. Ce jour-là, nada, j'étais reparti bredouille : j'ignorais alors que cette Chaussée du Pont avait été rebaptisée après-guerre…
En 2017, Tristan ayant depuis conjugué ses efforts avec les miens pour retrouver l'immeuble, j'ai pu y pénétrer et prendre quelques photos.
Autre vestibule, autre escalier, mais il restait à pouvoir enfin entrer dans la cave, fouler ce sol et sa fameuse plaque d'égoût…
Et puis j'ai sympathisé avec Matthieu Chatellier, le réalisateur du splendide film sur Fred et Cécile, Voir ce que devient l'ombre, et Tristan a commencé à dévoiler sur son site les recherches paléontologiques qu'il accumule depuis des années, et nous avons décidé de retourner ensemble dans l'immeuble, cette fois pour le filmer minutieusement.
Nous y sommes allés tous les trois mardi 15 juin, à peine étions-nous entrés que nous sommes tombés sur l'actuelle locataire de la cave en rez-de-jardin, elle a accepté de nous recevoir, il suffisait d'attendre quelques jours…
Coïncidence ? Le film de Podalydès est sorti mercredi 16 juin, et deux jours plus tard nous entrions dans la cave des Alfred.
De dos, Matthieu filme Tristan en train de mesurer les dimensions de la pièce.
(Le recoin d'où j'ai pris ce cliché n'existait pas à l'époque des Alfred : il s'agissait de la cave contiguë, annexée par la suite)
Sur place, Tristan reporte les cotes qu'il vient de mesurer sur le croquis de la cave qu'il avait ébauché d'après les récits de Fred