On a beaucoup épilogué — précisément depuis les surréalistes — sur la disparition de certains rapports idylliques comme l'amitié, l'amour, l'hospitalité. Qu'on ne s'y trompe pas : la nostalgie de vertus plus humaines dans le passé ne fait qu'obéir à la nécessité future d'aviver la notion de sacrifice, par trop contestée. Désormais il ne peut plus y avoir ni d'amitié, ni d'amour, ni d'hospitalité, ni de solidarité où il y a abnégation. Sous peine de renforcer la séduction de l'inhumain. Brecht l'exprime à la perfection dans l'anecdote suivante : comme exemple de la bonne manière de rendre service à des amis, M. K., pour le plus grand plaisir de ceux qui l'écoutaient racontait l'histoire suivante. Trois jeunes gens arrivèrent chez un vieil Arabe et lui dirent : « Notre père est mort. Il nous a laissé dix-sept chameaux et dans son testament il ordonne que l'aîné en ait la moitié, le cadet un tiers et le plus jeune un neuvième. Nous n'arrivons pas à nous mettre d'accord sur le partage. A toi de prendre la décision. » L'Arabe réfléchit et dit : « Je constate que, pour pouvoir partager, il vous manque un chameau. J'ai le mien, je n'ai que celui-là, mais il est à votre disposition. Prenez-le, faites le partage et ne me ramenez que ce qui restera. » Ils le remercièrent pour ce service d'ami, emmenèrent le chameau et partagèrent les dix-huit bêtes : l'aîné en reçut la moitié, ce qui fit neuf, le cadet un tiers, ce qui fit six, et le plus jeune un neuvième, ce qui fit deux. A leur étonnement lorsqu'il eurent écarté leurs chameaux il en restait un. Ils le rendirent à leur vieil ami, en renouvelant leurs remerciements. M. K. disait que cette manière de rendre un service d'ami était bonne, parce qu'elle ne demandait de sacrifice à personne. L'exemple vaut d'être étendu à l'ensemble de la vie quotidienne avec la force d'un principe indiscutable.
Il ne s'agit pas de choisir l'art du sacrifice contre le sacrifice de l'art, mais bien la fin du sacrifice comme art. La promotion d'un savoir-vivre, d'une construction de situations vécues est partout présente, partout dénaturée par les falsifications de l'humain.
Il ne s'agit pas de choisir l'art du sacrifice contre le sacrifice de l'art, mais bien la fin du sacrifice comme art. La promotion d'un savoir-vivre, d'une construction de situations vécues est partout présente, partout dénaturée par les falsifications de l'humain.
Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations (1967)