ON Y DÉVOILE LA POIGNANTE CHUTE DU ROMAN.
« Au bout du compte, Weaver trouve. Enfin, c'est ce que voudrait nous faire croire Fredric Brown. Comme pour tous les grands romans, il y a deux écoles de lecteurs qui s'affrontent sur la fin de La fille de Nulle part. Ceux qui pensent que Weaver a trouvé et ceux qui pensent qu'il s'est trompé. La vieille querelle entre les cartésiens et les rêveurs, les désenchantés et les fous. On se gardera bien de la vider ici : Jenny Ames ne s'en remettrait pas, et nous l'aimons, nous aussi. »
Il se trouve que Jenny Suarez-Ames est une rêveuse, et moi aussi parfois, mais qu'en l'occurrence je rejoins le camp des cartésiens, ou des spinozistes — pas de différence dans ce cas précis —, tandis qu'elle persiste à penser que Jenny Ames et Vi Weaver ne sont pas la même personne. Il se trouve en fait qu'à mon sens (qui est la chose du monde, etc.), elle — et tout aussi bien Leroy — se méprend, comme il sautera aux yeux de quiconque veut bien prendre la peine de lire attentivement le texte; bref, de le lire.
Je me permets de reproduire ci-dessous quelques mots adressés naguère aux défuntes Moissonneuses à ce sujet. Le foliotage renvoie à l'édition 10/18 du roman, collection "Nuits blêmes".
Contrairement à d'autres (par exemple le dernier Van Vogt, celui de La fin du Ā, ou Maurice G. Dantec, etc.), Fredric Brown n'écrit pas à la légère : il pèse ses mots; même s'il lui arrive de commettre des erreurs mineures, comme — concernant le roman qui nous occupe — la confusion de lieux (maison/remise) à la fin du chapitre où George examine le contenu de la valise de Jenny qu'il vient de déterrer : pp. 168-173 de l'éd. 10/18, il est dans la remise, à examiner minutieusement les affaires et surtout la fameuse lettre qui lui révèle que Jenny venait de Barton, et p. 174 on lit :
« Il avait laissé la bouteille de whisky dans la remise. Il éteignit les lumières, ferma de nouveau la maison et retourna dans son repaire boire un verre. »
Et encore, je me demande s'il ne s'agit pas là d'un pataquès de la part du traducteur.
Il est des œuvres qui laissent le champ ouvert à l'interprétation de ceux qui les reçoivent. David Lynch, par exemple. Nietzsche a même théorisé cette manière de s'exprimer. Mais chez F. Brown, rien de tel : tout est carré. Même lorsqu'il n'est pas complètement explicite, comme dans les nouvelles Cauchemar en bleu (à quoi on ne comprend rien si l'on ne lit pas correctement, c'est-à-dire attentivement, la dernière phrase, où seul un mot fait comprendre que le père n'avait nul besoin de savoir nager pour sauver son fils) ou Il n'est pire sourd… qui peut paraître moins directrice mais en fait non puisque dans ce cas (si le coup d'œil à la montre n'est qu'une coïncidence) le texte perdrait tout son sel, et d'ailleurs il en va de même pour La fille de nulle part, bien que tel ne soit pas le point décisif.
Un auteur peut certes se renier, comme Galilée, Boukharine, etc. Mais les textes demeurent et offrent toujours (sauf falsification grossière comme pour Nietszche rafistolé par son beau-frère en prussophile et pro-nazi) leur sens (parfois équivoque, évidemment) au lecteur. A l'inverse, le lecteur peut interpréter à outrance le texte, parfois jusqu'à en inverser complètement le sens évident ou du moins le plus probable : Faurisson, Daeninckx (qui nous emmerde jusque dans l'orthographe de son nom) ont agi ainsi, bien que concernant le dernier la mauvaise foi me paraisse indubitable; mais quand on voit ce que les Kabbalistes, par exemple, ont pu faire dire à la Torah (bien que cette pratique de lecture ne manque pas d'intérêt, mais précisément il ne s'agit plus de lecture mais de reconstruction), on comprend jusqu'où peut aller le délire interprétatif.
Je me souviens d'un vieux professeur qui, à propos d'un texte dont l'auteur, craignant de n'être pas suffisamment compris, s'exprimait à trois niveaux différents de compréhension possible, disait ceci : un texte ne dit rien par lui-même. Si on n'ouvre pas le livre en question, on ne connaîtra rien du propos de l'auteur. Si on le lit sans rien y comprendre, non plus. Mais si on s'efforce de le comprendre, on peut essayer de le saisir entièrement. Bon, retour à Jenny.
On sait, depuis Genette au moins, que le vrai lecteur apprend à distinguer entre auteur, narrateur et personnage. Alors, quel est le statut du narrateur dans The Far Cry ?
Le roman est écrit à la troisième personne, mais Brown l'emploie de deux façons distinctes, entrelacées :
— tantôt c'est l'auteur omniscient qui cause, d'ailleurs la plupart du temps, comme au tout début, le jeudi 18 mai (ce qui situe l'action en 1950) : « Un certain George Weaver venait de louer une chambre… »
— tantôt le texte exprime directement la pensée du personnage : dans les dialogues et les formes indirectes, bien sûr, mais aussi dans certains passages en italiques (pp. 57-59, 89-90, 170, 190-191, 212), entre parenthèses (p. 184, 186) et ailleurs, mais sans jamais d'ambiguïté possible, comme p. 90 (« Le fait que personne ne l'ait connue… ») ou p. 194 (« Ça correspondait ; il fallait que ce soit cela. »), et surtout juste avant la fin, p. 221 (« Vi avait une tache de naissance sur la hanche gauche […] et y trouver du travail. ») : ces déductions sont le fait de George, et si le texte s'arrêtait là il prêterait effectivement le flanc à l'interprétation.
Or, dans l'incipit du texte comme dans sa fin, nous sommes dans le premier registre : la parole est à l'auteur. Et Brown écrit bien « Jenny recula devant le couteau », non pas « Vi recula devant le couteau », auquel cas, l'incertitude demeurerait.
CQFD : Vi fut jadis, un jour durant (le 17 mai 1942, cf. p.53), Jenny Ames et auparavant Jenny Albright.
Tentera-t-on de me rétorquer que le fameux passage qui clôt le livre n'est pas écrit par l'auteur, mais par le personnage, ainsi qu'on peut le croire à la lecture de la page 108 ? Tatata. D'abord, on ne pourrait pas lire « et cet homme était fou, il devait être fou » si la scène finale était décrite du point de vue de George. Mais surtout, ce n'est pas George qui a écrit cela p. 108 :
« les mots ne voulaient pas venir. L'image, oui, mais pas les mots ».
Les mots, une fois de plus, sont explicitement le fait de l'auteur : c'est lui qui décrit l'image que George a en tête.
En fait, ce passage qui apparaît à trois reprises dans le livre, exprime chaque fois un point de vue différent.
Au tout début, c'est celui de Jenny Ames (dont c'est le nom seulement ce jour-là). Page 108 (et remarquons-le, c'est exactement le mitan du livre : il faut prendre au sérieux un auteur de la trempe de Brown), c'est le point de vue de George : c'est lui qui imagine la scène, même s'il ne parvient pas à l'écrire. Enfin, p. [222], c'est le point de vue de l'auteur omniscient (qui nomme Jenny comme il sied puisque tel est son vrai prénom) et non plus celui de Jenny, qui a déjà vécu au même endroit une scène similaire (mais face à un individu physiquement diminué) : elle ne décrirait pas George comme "cet homme", puisqu'ils sont mariés depuis huit ans.
Et moi non plus.