Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.
Plus bas, le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses, étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.
Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait au loin dans l’atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.
Deux hommes parurent.
L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue.
Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent, à la même minute, sur le même banc.
Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet.
Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1ère éd. 1881), incipit
Deux hommes paraissent au fond du boulevard de Courcelles, en provenance de la rue de Rome.
L’un, de taille un peu plus haute que la moyenne, ne parle pas. Sous un vaste imperméable clair et boutonné jusqu’au cou, il porte un costume noir ainsi qu’un noeud papillon noir, et de petits boutons de manchette montés en quartz-onyx ponctuent ses poignets immaculés. Bref il est très bien habillé mais son visage livide, ses yeux fixés sur rien de spécial dénotent une disposition d’esprit soucieuse. Ses cheveux blancs sont brossés en arrière. Il a peur. Il va mourir violemment dans vingt-deux jours mais, comme il l’ignore, ce n’est pas de cela qu’il a peur.
L’autre qui l’accompagne est d’apparence tout opposée : plus jeune, nettement moins grand, menu, volubile et souriant trop, il est coiffé d’un petit chapeau à carreaux bruns et beiges, vêtu d’un pantalon décoloré par plaques et d’un chandail informe porté à même la peau, chaussé de mocassins marbrés d’humidité.
Il est bien, ton chapeau, finit par observer l’homme très bien habillé alors qu’ils vont atteindre les grilles du parc Monceau. Ce sont les premiers mots qu’il prononce depuis une heure. Vous trouvez, s’inquiète l’autre. Il est pratique en tout cas, c’est un fait, mais esthétiquement je ne sais pas trop qu’en penser. C’est de la récupération, n’est-ce pas, je n’aurais pas acheté ça moi-même. Non, non, dit l’élégant, il est bien. C’est mon beau-fils qui l’a trouvé dans le train, précise l’autre, quelqu’un avait dû l’oublier. Mais il était trop étroit pour lui, voyez-vous, la boîte crânienne de mon beau-fils est extrêmement volumineuse, d’ailleurs il a un énorme QI. Moi, c’est juste à ma taille, ce qui ne m’empêche pas d’être plus bête, je veux dire pas plus bête qu’un autre. Tiens, si on se faisait un petit tour dans le parc.
Jean Echenoz, Au piano, Minuit, 2003, incipit