Au même instant, les Versaillais ont enfin repris l'église Saint-Christophe, à la Villette, et ils marchent dans le sang, mais Pruitt n'en sait rien, il n'en saura jamais rien, la question ne présente pour lui aucun intérêt. C'est que Pruitt est assis sur le perron d'une vaste baraque croulante, en bois, à peu près au milieu de l'État du Texas, et il est occupé à nettoyer son arme, un Remington à simple action, dont la crosse de noyer est rayée et blanchie par les chocs, la sueur, le sable. Pruitt est un homme carré et robuste, la mâchoire solide mais les yeux étroits et le sourire un peu vicieux. Tel quel, il est fermement installé dans l'existence, il nettoie soigneusement son revolver.
Le vent léger fait crépiter un peu de poussière contre la toile dure des pantalons de Pruitt. Le vent n'atténue en aucune façon la chaleur. Il vient de loin, mais lentement il s'arrête ici et là dans la plaine de poussière et il y soulève de petits tourbillons rougeâtres, et il est très sec.*
Devant la baraque de bois sont affalés des chariots, des mules, des hommes. Les mules agitent parfois les oreilles. Les hommes somnolent sur le sol, se grattent, marmonnent des plaisanteries éculées. Leur visage est mort, vaincu, verni de crasse et de sueur séchée.
À une certaine distance de la baraque se trouve Potts. Un genou en terre, il examine le sol, il le tripote. Il ne regarde pas Harvey Huddleston, lequel pourtant, assis dans sa voiture, lui parle avec mépris.
— Je m'en fous, est en train de dire Huddleston. Je l'ai dit, je le redis. Pas de crédit !
Il est agacé par le silence de Potts. L'homme est un imbécile, qui arrive ruiné de sa Géorgie natale, achète une terre dont un nègre ne voudrait pas, et croit y faire pousser du coton. Huddleston n'est pas un imbécile. Il est le fournisseur des imbéciles. Il leur vend des outils pour faire des trous dans la poussière, des semences pour mettre dans les trous, des vivres pour attendre que quelque chose se décide à sortir de terre, mais ne sort et les imbéciles s'en vont, plus maigres qu'à l'arrivée, et quelquefois ils toussent, et ils finissent toujours par mourir quelque part dans le Nord, soit que leurs poumons les lâchent, soit qu'un cow-boy décide de faire un carton sur ces imbéciles, ces pauvres imbéciles, ces fermiers de merde. Ce n'est pas le problème de Huddleston. Il se contente de fournir et d'être payé.
Jean-Patrick Manchette, L'homme au boulet rouge (d'après un scénario de Barth Jules Sussman), Gallimard, 1972, coll. "Série Noire" n°1546, rééd. coll. "folio policier" n°444, 2006, pp. 21-23.
* Le thème du vent reviendra au
début du dernier roman de Manchette publié de son vivant, La position du tireur couché.
Entre autres choses notables…