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jeudi 20 février 2020

Quand Echenoz prend Racine dans Manchette


Jean Echenoz en Clint Eastwood

Jean Echenoz, on le sait, aime tresser d'espiègles couronnes à la tragédie classique.
Dans son précédent opus, Envoyée spéciale, il n'hésitait pas à caser le vers archi-connu du Sertorius de Corneille, « Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis », à propos de la station de métro du même nom (p. 42).
Mais dans le petit billet que j'avais consacré à ce roman, je m'étais fourvoyé : il ne s'agissait nullement d'un testament, puisqu'un nouveau régal vient de paraître : Vie de Gérard Fulmard.

Question tragédie classique, Echenoz apprécie en particulier Racine, et particulièrement Phèdre.
Ainsi, au sortir d'une représentation de cette tragédie-là, précisément, le chapitre 10 de Cherokee se conclut-il par cette réplique de Fred (contrepet de « Phèdre », incidemment) :
— C'est un ennemi à vous, questionna Baptiste. Quelqu'un qui vous cherche des histoires ?
— Non, dit Fred. Sa vaine inimitié n’est pas ce que je crains.
(Phèdre, I, 1).

Dans Vie de Gérard Fulmard, il ne s'agit plus de citations allusives : c'est cette fois la structure même du roman qui est grosso modo calquée sur le chef d'œuvre de Racine, même si les personnages changent d'époque, de sexe et de situation.
On retrouve notamment, pp. 204-205, le coup du monstre marin, et bien évidemment, p. 123, le coming out de Phèdre face à Hippolyte (acte II, sc. 5), qui incidemment faisait l'objet d'un très instructif cours de Madame Simone sur les ondes en 1957, rediffusé le 1er septembre dernier dans les Nuits de France Culture :



Voici quatre émissions récentes dans lesquelles Echenoz évoque cet amusant inceste avec la tragédie classique.

Christophe Ono-dit-Biot n'était certes pas au sommet de sa forme le 8 février, il semble tétanisé par son interlocuteur, au point de répéter dans la deuxième demi-heure un copié-collé de sa présentation du début, mais qu'importe, Echenoz pétille à son habitude.

Plus inquiétant, Laure Adler débloque à fond les ballons à propos d'Echenoz dans son émission du 22 janvier sur France Inter, allant jusqu'à lui assurer en face qu'il a écrit « plus de trente livres, peut-être même quarante » alors que Vie de Gérard Fulmard est le dix-huitième !
C'est d'autant plus étonnant qu'elle lui avait consacré une semaine entière de Hors-Champs en septembre 2012 (série qu'il est vrai elle avait intitulée Loin en référence au titre d'un ouvrage d'Echenoz... qui n'existe tout simplement pas !)









Mais outre Racine, Echenoz rend ici une fois de plus hommage à Manchette, au point d'établir explicitement, dans son entretien du 15 janvier avec Olivia Gesbert, un lien de fraternité entre Gérard Fulmard et Eugène Tarpon, le minable enquêteur de Morgue pleine et de Que d'os !

Pour ma part, c'est encore plus Griffu que m'évoque Fulmard : Griffu, de son prénom Gérard lui aussi, et qui échoue lamentablement tandis que Tarpon parvient tout de même chaque fois à ses fins (non sans mal, certes…)



Et cet hommage-là n'est pas qu'une question de parenté de personnages : Echenoz reprend plus ou moins textuellement dans son roman des passages de Manchette, comme il l'avait déjà fait à plusieurs reprises.

J'avais mentionné un exemple de ces clins d'œil à Manchette dans ce billet, mais on peut aussi rappeler la liste des livres qui gisent au pied du lit de Gloire Abgrall dans Les grandes blondes, au début du chapitre 9 («  des romans policiers, des textes de Freud en édition populaire et une série de petits volumes en anglais destinés à l'identification des oiseaux communs, des arbres européens, des fleurs des champs »), qui recoupe quasi-texto la maigre bibliothèque que range Julie Ballanger au début du chapitre 6 de Ô dingos, ô châteaux ! (« quelques romans policiers, des textes de Freud en édition populaire et une série de petits volumes en anglais destinés à l'identification des oiseaux communs, des fleurs des champs, etc. »).
C'est à l'œil attentif de Christine Jérusalem, Jean Echenoz : géographies du vide (Université de Saint-Etienne, 2005) que l'on doit le relevé de cet emprunt-là, ainsi que d'autres encore plus discrets.

Ici, c'est l'irruption dans le roman du valet Luigi Pannone (qui tient peu ou prou le rôle d'Œnone dans Phèdre), au début du chapitre 9 (p. 55), qui rappelle furieusement l'incipit du Petit bleu de la côte ouest. Voyez plutôt :

Jean-Patrick Manchette :

« Georges Gerfaut est en train de rouler sur le boulevard périphérique extérieur. Il y est entré porte d’Ivry. Il est deux heures et demie ou peut-être trois heures un quart du matin. Une section du périphérique intérieur est fermée pour nettoyage et sur le reste du périphérique intérieur la circulation est quasi nulle. Sur le périphérique extérieur […] les autres véhicules sont des voitures particulières qui roulent toutes à grande vitesse, bien au-delà de la limite légale. Plusieurs conducteurs sont ivres. C’est le cas de Georges Gerfaut. Il a bu cinq verres de bourbon 4 Roses. D’autre part il a absorbé, voici environ trois heures de temps, deux comprimés d’un barbiturique puissant. L’ensemble n’a pas provoqué chez lui le sommeil, mais une euphorie tendue qui menace à chaque instant de se changer en colère ou bien en une espèce de mélancolie vaguement tchékhovienne et principalement amère qui n’est pas un sentiment très valeureux ni intéressant. Georges Gerfaut roule à 145 km/h.
Georges Gerfaut est un homme de moins de quarante ans. Sa voiture est une Mercedes gris acier. Le cuir des sièges est acajou, et de même l’ensemble des décorations intérieures de l’automobile. L’intérieur de Georges Gerfaut est sombre et confus, on y distingue vaguement des idées de gauche. »

Jean Echenoz :

« C'est à bord d'un roadster Honda jaune, une oreillette calée dans son pavillon gauche, que Luigi Pannone roule au-delà de la vitesse prescrite sur le boulevard périphérique intérieur, à hauteur de la porte Brancion, vers l'ouest. Ses mains sont moites, ses sourcils froncés, son nez chaussé de verres polarisants qui le protègent d'un soleil dont les rayons s'étirent avant d'aller se coucher.
Luigi Pannone est un sujet maigre et sec, taille moyenne et profil en couteau, sanglé dans un blazer cintré, peigné au gel et doté d'un fil  de moustache tracé au fusain. Officiellement gestionnaire de biens, Pannone est surtout un permanent de la Fédération populaire indépendante… »

Et puisqu'il est question du Petit bleu de la côte ouest, on peut songer qu'il n'est sans doute pas sans résonance, ce patronyme dont Echenoz affuble le héros de ce nouveau roman,  « Fulmard », vu que tout comme le gerfaut, le fulmar est une espèce volatile qui fréquente les régions les plus septentrionales de l'hémisphère nord…

Ainsi naquit Gérard Fulmard, frère d'Eugène Tarpon et cousin de Georges Gerfaut !

6 commentaires:

  1. Bon sang! Quel article! Belle et passionnante analyse. Bravo et merci.

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  2. Merci, Julius, ça fait plaisir de voir qu'on se décarcasse pas en vain !

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  3. La correspondance de Manchette (enfin, une partie) sera publiée (c'est pas trop tôt) le mois prochain par La Table ronde...

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  4. Merci pour l'info, Blezel, même si pas sûr que Manchette fût ravi de se retrouver adoubé preux chevalier !

    Ces échanges épistolaires sont annoncés en librairie le 26 mars, espérons qu'on y lira un peu plus que les merveilles dégottées par François Guérif pour la revue Polar (les extraits d'échanges de Manchette avec Westlake, Echenoz et Siniac) !

    Mais si vous êtes ainsi dans le secret des dieux, pourriez-vous nous renseigner sur la suite de l'édition du Journal, qu'on attend grave aussi ?

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  5. Le même jour paraîtra également le recueil de ses chroniques sur les jeux de société publiées dans Métal Hurlant de 1978 à 1980, sous le titre franco-curtizien Play it again, Dupont.
    J'ignore si la pièce du même titre jouée au Théâtre des Huit-Saveurs à Lyon le 2 avril 1980 par la compagnie du Lézard Dramatique a quelque chose à voir avec.

    On peut lire la première de ces chroniques (dont j'ignorais complètement l'existence jusqu'à présent) ici.

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  6. Je ne suis pas dans le secret des dieux, Dieu merci ; j'ai tout simplement trouvé l'information sur le site de La Table ronde...
    Pour ce qui est de la suite du journal, pas sûr que ça paraîtra... Il faudrait demander à Doug Headline... qui d'autre que lui pourrait répondre ? Je crois bien qu'il a mis des années à intéresser un éditeur à la publication de la correspondance de son père...

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