Le capitalisme n'en finit pas de se rendre discutable. Si le spectacle n'en était pas parfois si repoussant, on regarderait presque avec admiration la performance d'audace en quoi consiste de piétiner à ce point la maxime centrale du corpus de pensée qui lui sert pourtant de référence idéologique ostentatoire ; car c'est bien le libéralisme, en l'espèce kantien, qui commande d'agir « de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». Par un de ces retournements dialectiques dont seuls les grands projets d'instrumentation ont le secret, il a été déclaré conforme à l'essence même de la liberté que les uns étaient libres d'utiliser les autres, et les autres libres de se laisser utiliser par les uns comme moyens. Cette magnifique rencontre de deux libertés a pour nom salariat.
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Les asservissements réussis sont ceux qui parviennent à couper dans l'imagination des asservis les affects tristes de l'asservissement de l'idée même d'asservissement — elle toujours susceptible, quand elle se présente clairement à la conscience, de faire renaître des projets de révolte. Il faut avoir cet avertissement laboétien en tête pour se mettre en devoir de retourner au « noyau dur » de la servitude capitaliste, et mesurer sa profondeur d'incrustation à ce que, pourtant très étonnant, il n'étonne plus personne : certains hommes, on les appelle des patrons, « peuvent » en amener beaucoup d'autres à entrer dans leur désir et à s'activer pour eux.
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La vie sociale n'est que l'autre nom de la vie passionnelle collective. Évidemment sous des mises en formes institutionnelles qui font de considérables différences, mais au sein desquelles affects et forces de désir demeurent le primum mobile. Reconnaître leur caractère profondément structuré n'interdit donc pas, au contraire, de reprendre le problème salarial « par les passions », pour demander à nouveau comment le petit nombre des individus du capital parvient à faire marcher pour lui le grand nombre du travail, sous quels régimes variés de mobilisation, et avec peut-être la possibilité de tenir ensemble des faits aussi disparates que : les salariés vont au travail pour ne pas dépérir (= manger) ; leurs plaisirs de consommateurs les rachètent un peu (ou beaucoup) de leurs peines laborieuses ; certains engloutissent leur vie au travail et semblent y trouver leur compte ; d'autres adhèrent carrément à la marche de leur entreprise et lui manifestent leur enthousiasme ; les mêmes un jour basculent dans la révolte (ou se jettent par la fenêtre).
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Se sentir mobilisé ou vaguement réticent, ou encore révolté, engager sa force de travail avec enthousiasme ou à contrecœur, ce sont autant de manières d'être affecté comme salarié, c'est-à-dire d'être déterminé à entrer dans la réalisation d'un projet (d'un désir) qui n'est pas d'abord le sien. Et voilà peut-être le triangle élémentaire où il faudrait resituer le mystère de l'engagement pour autrui (en sa forme capitaliste) : le désir d'un, la puissance d'agir des autres, les affects, produits par les structures du rapport salarial, qui déterminent leur rencontre. En ce lieu où l'anthropologie spinoziste des passions croise la théorie marxiste du salariat, s'offre l'occasion de penser à nouveaux frais ce que sont l'exploitation et l'aliénation, c'est-à-dire finalement d'à nouveau « discuter » le capitalisme, quoique toujours au double sens de la critique et de l'analyse. Avec aussi, à terme, l'espoir que, de discutable, le capitalisme finisse par entrer dans la région du dépassable.
Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude — Marx et Spinoza,
La fabrique éditions, 2010, « Avant-propos », passim
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Et voici trente ans, déjà…
Il est sur le dessus de la pile. Votre choix va en hâter la lecture.Je viens de lire une petite chose très salubre de Badiou et Hazan dans la même maison
RépondreSupprimerTrès bon souvenir de ce film, aussi.
Oui, excellente adaptation du roman de Jean-Marc Roberts, qui m'avait fortement marqué à sa sortie. Piccoli, Lanvin, Kalfon, Balmer, même la mièvre Baye : tous excellents. Et dans le premier extrait, on aperçoit fugitivement le délicieux et généreux Humbert Balsan, tragiquement disparu depuis.
RépondreSupprimerCher Jérôme, je ne saurais trop vous conseiller d'écouter la pièce radiophonique, orwellienne en diable, qui dure une heure : je suis certain qu'elle fera vos délices.
Dans un style plus léger sans doute, je suppose, cher Georges, que le dernier Frédéric Lordon, « D’un retournement l’autre », jubilatoire "Comédie sérieuse sur la crise financière", ne t’a pas échappé, dans lequel l’auteur met l’alexandrin au service d’une remarquable analyse des errances du capitalisme financier.
RépondreSupprimerArghh, "George", sorry !
RépondreSupprimerPas de souci, Florence, j'ai l'habitude.
RépondreSupprimerNon, bien sûr que ce dernier opus ne m'a pas échappé. Je crois qu'il connaît d'ailleurs un franc succès. Mais je ne l'ai pas encore acquis, sans doute parce que le genre me fait un peu trop penser aux satires de Burnier. Et puis tant de lectures en retard…
Ouch ! Je viens d'écouter la pièce radiophonique. J'ai tenu 30 mn, j'écouterai la suite plus tard, là j'ai besoin d'aller prendre l'air.
RépondreSupprimerJe suis une spectatrice disciplinée au théâtre et je sais que je suis au théâtre :) face à un objet théâtral, et si les acteurs sont bons, je ne dois normalement pas l'oublier (que je suis au théâtre :)
Mais là, là ! "On" joue cette pièce devant moi, je vois les deux actrices en chair et en os sur la scène, croyez-moi que je ne vais pas prendre le temps de regarder comment elles bougent. Je fonce dans le tas et j’aplatis la psy (ou drh de mes deux). Je lui fais une tête au carré et je vais choper le patron par les c....... Traversée de l'écran :)
Le plus terrible, c'est que je me sais capable d'un tel interrogatoire serré et inadmissible avec un homme dont je suis amoureuse. Je le sais. Je l'ai fait. Putain, quelle horreur.
Beau billet George WF Weather, que ce tir groupé, Frédéric Lordon (que je dois lire, Solko m'en a déjà parlé),"Contractions" de Bartlett, et puis ce film (Balmer il y a trente ans, c'est quelque chose, et Baye, elle est pas mièvre Baye, je l'aime bien :)
MERCI.
Merci à vous, Michèle, pour ce compliment, et ravi que cela vous plaise.
RépondreSupprimerCette pièce est terrible, en effet. Une merveille d'abomination.
Moi aussi j'aime bien Nathalie Baye, en réalité. "Mièvre" n'est sans doute pas le bon qualificatif : "retenue", peut-être.