On se demande quel diabolique révolutionnaire maléfiquement séditieux a bien pu écrire ces lignes en 1784, deux cents ans avant l'avènement supputé par Orwell en 1948 :
« [1] Accéder
aux Lumières consiste pour l'homme à sortir de la minorité où il se
trouve par sa propre faute. Être mineur, c'est être incapable de se
servir de son propre entendement sans la direction
d'un autre. L'homme est par sa propre faute dans cet état de minorité
quand ce n'est pas le manque d'entendement qui en est la cause mais le
manque de décision et de courage à se servir de son entendement sans la
direction d'un autre. Sapere aude ! [Ose savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières.
[2] La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu'un aussi grand
nombre d'hommes préfèrent rester mineurs leur vie durant, longtemps
après que la nature les a affranchis de toute direction étrangère (naturaliter majores
[naturellement majeurs]) ; et ces mêmes causes font qu'il devient si
facile à d'autres de se prétendre leurs tuteurs. Il est si aisé d'être
mineur ! Avec un livre qui tient lieu d'entendement, un directeur de
conscience qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge pour moi
de mon régime, etc., je n'ai vraiment pas besoin de me donner moi-même
de la peine. Il ne m'est pas nécessaire de penser, pourvu que je puisse
payer ; d'autres se chargeront bien pour moi de cette ennuyeuse besogne.
Les tuteurs, qui se sont très aimablement chargés d'exercer sur eux
leur haute direction, ne manquent pas de faire que les hommes, de loin
les plus nombreux (avec le beau sexe tout entier), tiennent pour très
dangereux le pas vers la majorité, qui est déjà en lui-même pénible.
Après avoir abêti leur bétail et avoir soigneusement pris garde de ne
pas permettre à ces tranquilles créatures d'oser faire le moindre pas
hors du chariot où ils les
ont enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace si elles
essaient de marcher seules. Or, ce danger n'est vraiment pas si grand,
car elles finiraient bien par apprendre à marcher après quelques chutes ;
seulement, un exemple de ce genre rend timide et dissuade ordinairement
de faire d'autres essais.
[3] Il est donc difficile pour chaque homme pris individuellement de
s'arracher à la minorité qui est presque devenue pour lui une nature. Il
y a même pris goût et il est pour le moment réellement incapable de se
servir de son propre entendement, parce qu'on ne lui en a jamais laissé
faire l'essai. Préceptes et formules, instruments mécaniques permettant
un usage raisonnable ou plutôt un mauvais usage de ses dons naturels,
sont les entraves qui perpétuent la minorité. Celui-là même qui les rejetterait ne franchirait
le plus étroit fossé que d'un saut encore mal assuré, parce qu'il n'est
pas habitué à une semblable liberté de mouvement. C'est pourquoi il n'y
a que peu d'hommes qui soient parvenus à s'arracher à la minorité en exerçant eux-mêmes leur esprit et à marcher malgré tout d'un pas sûr ».
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