Il y aurait beaucoup à dire sur cet écrivain écossais contemporain, hélas si peu traduit en français : six romans, seulement, sur la quasi-vingtaine qu'il a produits à ce jour.
Une édition française aberrante, de surcroît : dans la série qui met en scène le journaliste Jack Parlabane, qui compte sept romans asteure, seuls les deux premiers et le cinquième ont été traduits, respectivement en « Série Noire » par Nicolas Mesplède (Un matin de chien et Au royaume des aveugles) puis chez Denoël par Emmanuelle Hardy (Les canards en plastique attaquent !) alors qu'on n'est pas chez Léo Malet ni San-Antonio ; la série requiert de lire les récits dans l'ordre, comme pour Arsène Lupin ou Harry Potter, par exemple.
Dans Les canards en plastique attaquent !, Brookmyre ne manque pas de nous rappeler les précédentes mésaventures de son anti-héros Parlabane, qu'on serait déconfit de lire ensuite, après avoir précédemment appris leur chute (mais chut !)
Pareil pour la trilogie « Angélique de Xavia » : pourquoi seuls les deux premiers ont-ils été traduits, alors que leur saveur déjà émouscaillante ne prend tout son sens qu'avec le dernier, A Snowball in Hell ?
Attardons-nous un peu sur ce titre, et sur les deux précédents de cette trilogie titillante, thrillereuse, hilarante.
Celui-ci, donc, d'abord : A Snowball in Hell. Littéralement : Une boule de neige en enfer. Qu'est-ce à dire ?
Hé bien tout simplement ceci, qui n'est pas la moindre malice de l'auteur, que ce titre — comme la plupart de ceux de ses romans —masque une référence plus ou moins capillotractée.
« A snowball's chance in hell » est une expression courante que l'on pourrait traduire par : « Pas l'ombre d'une chance », mais en même temps, il faut savoir que Snowball, en argot afro-américain, désigne un Noir, de façon moins hostile qu'ironique.
Angélique de Xavia, d'origine ougandaise, est noire.
Dans cet ultime volume de la trilogie, elle se retrouve propulsée dans ce que n'importe qui de pas trop diabolique qualifierait d'enfer.
Une Snowball en enfer… et elle n'a pas l'ombre d'une chance de s'en sortir.
Le précédent épisode de cette trilogie — une des plus belles époustouflances que j'ai lues — a été très judicieusement traduit en français sous le titre Petit bréviaire du braqueur, mais s'intitule originellement The Sacred Art of Stealing. Littéralement, L'art sacré du vol — variation sur le titre d'une chanson présentant toutes les traces de l'authenticité dans le monde réel (celui dans lequel nous — mais qui ? — vivons) : The Sacred Art of Leaving, de Billy Franks — et dont on trouvera une autre déclinaison dans A Snowball in Hell : « In 1634, a London writer calling himself Hocus Pocus (believed to be one of Samuel Rid) published The Anatomy of Legerdemain : The Art of jugling [sic] » (Abacus, paperback ed., 2009, pp. 189-190).
Et effectivement, le plus sacré des secrets, ce n'est pas de savoir dérober, voler ou braquer, c'est de savoir disparaître avant que quiconque s'aperçoive de quoi que ce soit, c'est de savoir comment se barrer, surtout quand on est complètement barré — comme le sont la plupart des personnages de Brookmyre.
Et pour ça, faut monter de sacrées arnaques, se payer la tête des gogos (qu'ils soient flics ou truands), savoir transmuer la poudre de perlimpimpin en poudre d'escampette…
Oups, pardon, j'en dis déjà trop !
Le premier titre de la série, A Big Boy Did It and Ran Away, a été traduit en français par Emmanuelle Hardy (excellente traductrice qui a pris la relève du non moins excellent Nicolas Mesplède — ça fait plaisir de voir que les meilleurs auteurs bénéficient en France des meilleurs traducteurs…) par Petite bombe noire. Très astucieux de la part de la traductrice, puisqu'il s'agit d'une histoire très noire mettant en scène un gang de terroristes armés de quantité de bombes, et que d'un autre côté ce titre français qualifie très ingénieusement l'héroïne de cette saga.
Au point que Brookmyre lui-même, dans A Snowball in Hell, apprend au lecteur que depuis qu'Angélique est venue travailler en France, ses collègues la désignent tous comme « la petite bombe noire » (Abacus, paperback ed., 2009, p. 40).
Je n'ai pas encore réussi à déterminer à quoi se réfère la phrase « A Big Boy Did It and Ran Away » mais il semblerait que cela se rapporte à une comptine (mais laquelle, et pourquoi — à part le fait que le roman traite beaucoup des émois musicaux d'une bande d'ados ?)
Dans nombre de ses romans, Brookmyre pratique l'illusion, et cela à plusieurs niveaux.
Dans Petit bréviaire du braqueur et Les canards en plastique attaquent !, par exemple, il est explicitement question de mystification, de prestidigitation, et surtout d'arnaques rendues possibles par la crédulité des gogos. Je ne parle là que des personnages : ils se font avoir en beauté mais le lecteur n'est pas dupe car l'auteur lui livre honnêtement tous les éléments — il ne s'agit pas de coups fourrés envers le lecteur comme a pu en commettre Agatha Christie dans Dix petits nègres ou Le meurtre de Roger Ackroyd, par exemple : deux récits qui ne doivent au final leur intérêt qu'à un tour de passe-passe de l'auteur, qui ne joue pas cartes sur table (autre titre de la grande Agatha, soit dit en passant).
Christopher Brookmyre, lui, joue cartes sur table.
Le huit de carreau, par exemple (bizarrement le sept, dans la traduction d'Emmanuelle Hardy, mais il est vrai qu'on ne voit pas très précisément sur le tableau de Georges de La Tour, le pouce du tricheur masquant partiellement la carte).
Ce qui ne l'empêche nullement, par le travail même de l'écriture, d'embrouiller encore plus avant le lecteur, de l'arnaquer en beauté pour son plus grand plaisir : le lecteur adore se sentir blousé lorsqu'il en tire jubilation. Comme celui de Nous trois, d'Echenoz, par exemple ; ou encore, dans un autre domaine, le spectateur de Spider, de Cronenberg, qui ne comprend qu'à la moitié du film pourquoi celui-ci semblait tourné par un attardé mental…
Un exemple stupéfiant nous en est donné dans A Snowball in Hell, pp. 315-317, que je me retiens de dévoiler : ce serait déflorer à bas prix le sel d'une lecture éventuelle. Et la fleur de sel est un délice qu'on s'en voudrait d'affadir…
Mais on peut en donner une idée par ce passage de Faites vos jeux ! (L'Aube poche, 2008, pp. 69-70 ; traduit par Emmanuelle Hardy-Seguin), sachant que Jane fait ici sa première apparition dans le récit :
Jane s'arrêta net quand elle le vit approcher dans la bruine, se dépêchant sous le ciel bas et lourd de cette matinée. Il était onze heures du matin, mais les voitures circulaient encore tous phares allumés et la visibilité extérieure ne s'était pas améliorée depuis l'extinction des lampadaires, deux heures auparavant.
Il était en uniforme et, la mine renfrognée, tenait quelque chose de métallique à la main.
Elle le regarda fixement, le temps de mesurer toutes les conséquences de ce qu'elle voyait, et ces quelques secondes d'hésitation lui coûtèrent la possibilité d'une échappatoire. Il leva les yeux et la vit. Le contact visuel avait été établi : il savait donc qu'elle était là.
Si elle s'était montrée plus vigilante, elle aurait pu le repérer plus tôt et prendre les mesures appropriées : changer son itinéraire, ou passer du temps sur des zones que son intrusion n'auraient pas affectées, ou tout simplement dissimuler sa présence. Éteindre toutes les lumières, ne pas se montrer, attendre, et il aurait fini par s'en aller. Un simple coup de téléphone pour transmettre les informations appropriées et il ne serait pas revenu. Mais ce scénario était compromis à présent. Elle n'avait pas d'autre choix que de le laisser faire un carnage.
Elle marcha à contrecœur vers la porte d'entrée, pieds nus, la trace discrète de ses bas ayant perdu toute signification comparé au gâchis qui allait suivre.
« Bonjour, vérification des compteurs, annonça-t-il.
— Oh, bien sûr. Entrez », dit-elle en se forçant à sourire.
Ce n'était pas sa faute ; il faisait son boulot, c'est tout.
Simplement, ce n'était pas le bon moment, vraiment pas. Si elle avait fait le couloir cinq minutes plus tard, ça n'aurait pas été un drame ; ou si elle n'avait pas lessivé la cuisine à l'instant, elle aurait pu le faire entrer par-derrière.
Ce n'était pas sa faute ; il faisait son boulot, c'est tout.
Simplement, ce n'était pas le bon moment, vraiment pas. Si elle avait fait le couloir cinq minutes plus tard, ça n'aurait pas été un drame ; ou si elle n'avait pas lessivé la cuisine à l'instant, elle aurait pu le faire entrer par-derrière.
Elle le conduisit à l'autre bout de l'entrée, jusqu'au placard sous l'escalier, près de l'accès au salon. Il pointa son instrument et enregistra les données.
« Voilà, c'est fait, merci », dit-il et elle l'escorta jusqu'à la sortie. Cela n'avait pris que quelques secondes.
Jane ferma la porte et se retourna pour évaluer les dégâts.
Deux jeux d'empreintes, aller et retour, indiquaient le passage du releveur de compteurs sur la moquette qu'elle venait de nettoyer.
L'homme n'était pas particulièrement grand ni corpulent, mais ça n'avait pas d'importance. Le problème résidait dans le type de semelles. Les semelles lisses répartissent le poids et laissent un minimum de traces. Mais ces grosses semelles en caoutchouc à indentations avaient mordu les fibres comme la mâchoire d'un Doberman, et ce Doberman avait bavé, qui plus est.
Chaque pas en direction de l'intérieur avait laissé une marque d'humidité et il y avait, à proximité de la porte, un mélange abrasif de terre, de feuilles mortes, de gros sel et d'écorce, typique de la saison.
Deux jeux d'empreintes, aller et retour, indiquaient le passage du releveur de compteurs sur la moquette qu'elle venait de nettoyer.
L'homme n'était pas particulièrement grand ni corpulent, mais ça n'avait pas d'importance. Le problème résidait dans le type de semelles. Les semelles lisses répartissent le poids et laissent un minimum de traces. Mais ces grosses semelles en caoutchouc à indentations avaient mordu les fibres comme la mâchoire d'un Doberman, et ce Doberman avait bavé, qui plus est.
Chaque pas en direction de l'intérieur avait laissé une marque d'humidité et il y avait, à proximité de la porte, un mélange abrasif de terre, de feuilles mortes, de gros sel et d'écorce, typique de la saison.
Un magicien du récit, donc, qui sait à merveille accoler la forme au fond — ce que d'aucuns ont prétendu, sans doute à juste titre, être la caractéristique d'un grand écrivain.
Un grand garçon, assurément.
A Big Boy Did It…
Un grand garçon, assurément.
A Big Boy Did It…
On aimerait bien trouver une logique, même vulgairement marchande, dans le monde de l'édition qui nous inonde d'une diarrhée de navets et refuse de sortir ce qu'on suppute avoir quelque intérêt.
RépondreSupprimerC'est tout de même pas de sordides affaires de droits d'auteurs et de salaires de traducteurs, non ?
Comment oses-tu soupçonner pareille horreur ?
RépondreSupprimerC'est évidemment Brookmyre lui-même, en indéfectible Scot, qui rechigne à voir ses ouvrages publiés ailleurs que dans sa patrie d'origine !
Il va t'en vouloir, parce que tu donnes sacrément envie de le lire, dans le texte pourquoi pas, pour perfectionner son anglais, mais surtout en français, pour ne pas perdre un miette de compréhension.
RépondreSupprimerA propos d'un autre de tes auteurs fétiches, dans un autre genre, connais-tu ce texte qui fait le parallèle entre un écrivain qu'il faut que je lise, et un scientifique que j'admirais ? Il semble qu'il ait fait naitre des polémiques... Je ne l'ai pas lu encore in extenso mais m'y penche...
Il faut que tu cliques sur les deux flèches en carré à gauche de la barre bleue du post-scriptum (et pas de la postface).
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