Voici un peu plus de quinze ans, on me payait à faire circuler des rêves, à égale distance du jardin du Luxembourg et de l’ENS-Ulm, des vêpres jusqu’à minuit passé. Malgré l’heure tardive de cette quotidienne débauche, une amie fraîchement débarquée à Paris téléphona un jour pour me proposer de la rejoindre après la fermeture en Seine-et-Marne, dans une demeure gardée par une sienne amie en l’absence de la maîtresse des lieux et où se tramait une sorte de fête, un dîner, de quelconques agapes, je ne sais. Ayant accepté, et muni des indications fournies, je me mis à étudier sur une carte routière le trajet, le moyen d’atteindre cette ville inconnue. La circulation était alors plus fluide qu’aujourd’hui, et d’autant plus à cette heure tardive : je traversai une moitié de Paris et m’enfonçai dans la banlieue orientale, pour n’arriver cependant à destination qu’après une heure de voiture. Parvenu à l’adresse indiquée, je pensais trouver une maison illuminée, percevoir un flot musical sitôt le moteur arrêté, la portière ouverte ; mais non, rien de tel : la bâtisse était plongée dans la pénombre et le silence. Peut-être m’étais-je trompé de ville, d’adresse, ou alors on m’avait fourni de mauvaises indications ? La porte de la grille était ouverte, pas d’aboiement hostile : je suivis une allée qui menait à l’arrière de la maison, vers une véranda faiblement éclairée par des lueurs dansantes issues de la salle à manger donnant dessus, sur la table de laquelle étaient posées des bougies ainsi que les mains jointes d’une dizaine de convives extrêmement silencieux et concentrés, parmi lesquels mon hôtesse transitive et un jeune cinéaste alors en vogue. Bien que mon amie m’intimât d’un geste le silence dès qu’elle m’aperçut, mon arrivée fut pour l’assemblée une irruption qui tombait à point nommé dans la séance de spiritisme à laquelle ils étaient en train de s’adonner, « pour rire, bien sûr » me précisa-t-on, bien que la tension palpable de l’atmosphère ne s’apparentât guère à celle des ressorts de la comédie. Les présentations faites, les apprentis spirites se plongèrent derechef dans leur guet, qui n’allait pas tarder à se voir récompensé par la chute d’un vase, sans doute bousculé par le furtif chat de la maison. Refroidi par cet étrange accueil, je me mis en devoir de grignoter quelques restes, puis de visiter la demeure.
À peine entamée, cette exploration cessa.
La première porte que j’ouvris donnait sur une pièce qui, l’interrupteur abaissé, s’avéra de proportions imposantes et entièrement tapissée de rayonnages emplis de livres impeccablement alignés, du sol au plafond. J’étais impressionné : une seule fois auparavant, il m’avait été donné de pénétrer dans une véritable bibliothèque privée, riche de milliers et de milliers d’ouvrages. Je refermai la porte, seule surface vide de livres, et entrepris d’inspecter le contenu des étagères, d’abord sans rien toucher, en lisant les mentions des dos. Pas de lézard : des chefs-d’œuvre, des chefs-d’œuvre, des chefs-d’œuvre. Et des merveilles. Des grands papiers. Et des raretés. Littérature, philosophie, beaux-arts… la crème de la mémoire du monde. Ventrebleu, mais chez qui étais-je donc ? Qui était le détenteur de cet amoncellement de trésors ? Je tire un ouvrage au hasard — Breton, Blanchot, je ne sais plus —, je feuillette : sur la page de faux-titre, une dédicace en prime, et pas à n’importe qui. J’en attrape un autre, encore une dédicace.
Le même dédicataire.
Suée.
Coup de sang.
Un troisième : idem.
« APOPLEXIE : arrêt brusque et plus ou moins complet des fonctions cérébrales […] sans que la respiration et la circulation soient suspendues ». Georges Bataille. J’étais dans une bibliothèque assemblée par les soins de Georges Bataille, et sans le moindre doute sa propre bibliothèque à lui, disparu depuis trente ans. Tous doutes dissipés au fil de l’extraction frénétique d’autres trésors. Alors que des hurluberlus, dans la pièce à côté, s’amusaient à invoquer des spectres, celle-ci recelait les traces d’un fantôme autrement plus important pour moi, encore sous le coup de la récente lecture de La part maudite.
Je sortis presque à reculons de cet endroit, en prenant soin d’éteindre la lumière et de refermer doucement la porte, comme dans un rêve. Je ne me souviens guère de la fin de cette soirée, mais après avoir obtenu le renseignement nécessaire sur la propriétaire de cette maison, je pris congé assez rapidement et retournai à Paris dans la nuit noire et chuintante.
Je venais de vivre en extrême concrétion une expression rebattue à foison : « demeurer interdit ».
À peine entamée, cette exploration cessa.
La première porte que j’ouvris donnait sur une pièce qui, l’interrupteur abaissé, s’avéra de proportions imposantes et entièrement tapissée de rayonnages emplis de livres impeccablement alignés, du sol au plafond. J’étais impressionné : une seule fois auparavant, il m’avait été donné de pénétrer dans une véritable bibliothèque privée, riche de milliers et de milliers d’ouvrages. Je refermai la porte, seule surface vide de livres, et entrepris d’inspecter le contenu des étagères, d’abord sans rien toucher, en lisant les mentions des dos. Pas de lézard : des chefs-d’œuvre, des chefs-d’œuvre, des chefs-d’œuvre. Et des merveilles. Des grands papiers. Et des raretés. Littérature, philosophie, beaux-arts… la crème de la mémoire du monde. Ventrebleu, mais chez qui étais-je donc ? Qui était le détenteur de cet amoncellement de trésors ? Je tire un ouvrage au hasard — Breton, Blanchot, je ne sais plus —, je feuillette : sur la page de faux-titre, une dédicace en prime, et pas à n’importe qui. J’en attrape un autre, encore une dédicace.
Le même dédicataire.
Suée.
Coup de sang.
Un troisième : idem.
« APOPLEXIE : arrêt brusque et plus ou moins complet des fonctions cérébrales […] sans que la respiration et la circulation soient suspendues ». Georges Bataille. J’étais dans une bibliothèque assemblée par les soins de Georges Bataille, et sans le moindre doute sa propre bibliothèque à lui, disparu depuis trente ans. Tous doutes dissipés au fil de l’extraction frénétique d’autres trésors. Alors que des hurluberlus, dans la pièce à côté, s’amusaient à invoquer des spectres, celle-ci recelait les traces d’un fantôme autrement plus important pour moi, encore sous le coup de la récente lecture de La part maudite.
Je sortis presque à reculons de cet endroit, en prenant soin d’éteindre la lumière et de refermer doucement la porte, comme dans un rêve. Je ne me souviens guère de la fin de cette soirée, mais après avoir obtenu le renseignement nécessaire sur la propriétaire de cette maison, je pris congé assez rapidement et retournai à Paris dans la nuit noire et chuintante.
Je venais de vivre en extrême concrétion une expression rebattue à foison : « demeurer interdit ».
Boum.
RépondreSupprimerC'est une histoire, George, ou une histoire vraie ?
RépondreSupprimerTout ce qu'il y a de plus authentique, ma chère : vous savez bien que je n'ai aucune imagination.
RépondreSupprimerEn ordre de...Bataille
RépondreSupprimer??? C'est bien le sens du titre, non ?
RépondreSupprimerOui, évidemment, mais là l'expression est encore plus concentrée. Et puis 'ai toujours trouvé quelque chose de subtilement contradictoire à l'idée d'être "en ordre de bataille".
RépondreSupprimerImpossible, à propos de votre texte, de me rappeler un "roman" de Surya où Bataille, enfin son double littéraire, est le personnage principal.
C'était Le Désastre, ou un titre de ce genre
J'ignorais que Bataille eût été présent dans d'autres œuvres littéraires que celle de Leiris : je ne connais pas ce roman de Surya (pas plus que son auteur, d'ailleurs).
RépondreSupprimerConcernant l'expression, vous avez raison, je n'y avais jamais songé : la faute aux armées romaines dans Astérix, sans doute. Quoique… vous montriez voici quelques mois (dans un billet intitulé « Ouverture du feu en position défavorable », je crois) l'extrait d'un film où les lignes de soldats se font descendre comme des quilles. Mais il est vrai que le sens est inverse dans « les cheveux en bataille ».
Surya, pardon, bien sûr : j'ai sa bio de Bataille dans un des cartons attendant de retrouver les rayonnages de ma bibliothèque. Défiguration, peut-être, le roman (après un tour chez Ouiqui).
RépondreSupprimerEh bien voilà, c'est ça, Défiguration. Chez Fourbis. Je viens de le retrouver dans la partie de ma bibliothèque qui mérite ce nom, d'ailleurs.
RépondreSupprimerDe "bibliothèque", ou de "défiguration" ?
RépondreSupprimerLes deux, je crains. Le jour où j'aurais rangé mes livres, il n'y aura plus de lecteurs, même pas moi.
RépondreSupprimerVous avez un sens indéniable de la formule… toujours au service de la même Weltanschauung, évidemment ! Pour m'étaler complaisamment sur ma propre situation, cela fait des années que les deux tiers de ma bibliothèque sont en cartons, faute de place sur les rayonnages, faute surtout de place pour ajouter des rayonnages. Mais il y a pire. Voici quelques années, un camarade m'a prié de me rendre chez un ami à lui, résidant d'ordinaire en Colombie mais de passage à Meudon pour débarrasser partie d'une maison familiale, afin de le décharger de quelques caisses de livres. Le type me balade de pièce en pièce, celle-ci remplie des Simenon de son père, celle-là regorgeant de numéros de Photo, je trie au fur et à mesure, puis il m'amène dans un autre immeuble, on traverse un dédale de couloirs en sous-sol, et il me fait visiter successivement deux caves. La première ne présentait guère d'ouvrages intéressants, mais dans la deuxième, que vois-je ? Toute la littérature gauchiste et pro-situ des années 60 et 70. Complètement estomaqué, je lui demande s'il compte également s'en défaire. Et là, un silence, ce gars habitant à des milliers de kilomètres de là me dit d'un air grave : « Mais voyons, c'est là le cœur de ma bibliothèque ! »
RépondreSupprimerLa belle histoire. L'angoisse et la culpabilité aussi, à toujours acheter ces livres qu'on n'aura pas le temps de. Ou encore, quand on préfère lire alors qu'il faudrait écrire. Cela aura été, au fond, le seul vrai dilemme de mon existence.Pour le reste, le bien-fondé du marxisme, l'excellence des vins naturels, la ligne juste du PCF, le confort des Church, le char à voile, la mer à Lisbonne, la fin du monde, tout aura été de l'ordre de l'évidence lumineuse.
RépondreSupprimerAttendez, pourquoi ces passés antérieurs ? Les bonobos ne nous ont pas encore remplacés, que je sache… A ce sujet, je viens de relire un bref récit de Brown, « Deuxième chance » (in Fantômes et farfafouilles), tout à fait dans la veine de votre sujet de prédilection.
RépondreSupprimerPour en revenir à la bibliothèque de la cave, le type en question les avait tous lus, en fait : ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi il les a laissés là, dans l'impossibilité de s'y référer.
Il avait déjà une morale des catacombes, une morale d'Omega Man... Lire les numéros de Potlatch en écoutant des grognements cannibales et des bourrasques nucléaires au-dessus de sa tête, ça vous console.
RépondreSupprimer« L'humour, mon cher, est l'essence même de notre type de société » : cette réplique du N°2 est l'une des plus inquiétantes qui se puisse entendre.
RépondreSupprimerLa nuit a dû être suintante.
RépondreSupprimerArD
Joli, ArD : entre chut et zut… "Chuitante", c'était pour le roulement des pneus sur l'asphalte. Mais en réalité, il me semble que le reste de la nuit fut assez rasséréné…
RépondreSupprimerS'il ne m'arrivait aujourd'hui encore de croiser parfois certaines des personnes qui étaient présentes ce soir-là, je serais certainement convaincu d'avoir rêvé cette anecdote, comme il arrive que des souvenirs vous reviennent, dont on s'aperçoit un jour qu'on ne les a pas réellement vécus.