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vendredi 27 août 2010

Les aventuriers du RMI


Un ami fortuné me raconta un repas auquel il avait pris part et qui réunissait une demi-douzaine de Bédouins du désert. Après avoir mangé le contenu du grand plat commun, ils le nettoyaient avec une sorte de pain — ce que je fais moi aussi avec mon assiette —, et ensuite, ils versaient un thé brûlant toujours sur le plat, récupéraient le liquide et le buvaient. Autrement dit, ces hommes buvaient leur eau de vaisselle.


Nous nous doutions, mon ami fortuné et moi, qu'un tel souci d'économie signalait un état d'esprit particulier, très différent du nôtre. Ces hommes vivaient dans un environnement particulièrement hostile — le désert —, et nous supposions que, pour eux, tout gaspillage de nourriture était assimilé à une forme de suicide.

Je ne sais ce que mon ami fit de cette supposition, mais je décidai qu'elle changerait le cours de mon existence. Après tout, j'étais, moi aussi, dans un environnement hostile — en tant que citadin pauvre —, où le moindre fruit, pour n'avoir pas été cueilli sur l'arbre, avait son prix. Je pouvais donc aller jusqu'au bout de la leçon et considérer à mon tour le gaspillage de nourriture comme un suicide. Du jour au lendemain, plus aucune miette de pain ni aucun grain de riz n'échappa à mon attention. Et c'est ainsi que je n'eus plus à choisir entre manger pour vivre ou vivre pour manger : comme les Bédouins du désert, je mangeais pour ne pas mourir. Chaque repas devint un « pas encore »; l'heure était venue pour le poulet, la pomme de terre et la salade, mais la mienne pas encore.

Pour avoir adopté cette attitude, je sus par intuition que je connaîtrais à l'avance le jour de ma mort, ce qui me permettrait de faire des économies substantielles : cotise-t-on pour sa retraite si on doit mourir avant la date limite ? Achète-t-on une maison un mois avant de mourir ? Paye-t-on ses factures en retard ?

La mort n'étant pas pour tout de suite, ma vie suivait son cours. C'est ainsi qu'un jour j'invitai sans le savoir un aventurier à partager mon repas. Comme je lui rapportais cette histoire de Bédouins buvant leur eau de vaisselle, il m'avoua qu'il léchait systématiquement son assiette, les couverts et les casseroles, jusqu'à les rendre propres et brillants. À la fin des opérations, le doigt devait glisser sur l'assiette en faisant le même son que dans les publicités télévisées, quand un benêt euphorique veut prouver à un autre benêt qu'avec trente litres d'eau chaude et vingt-cinq centilitres de produit vaisselle X, on arrive à nettoyer une assiette. Mon invité me fit lécher les plats trois fois de suite, jusqu'à ce que le son de mon doigt sur la porcelaine l'eût satisfait.

Le temps de cette expérience, nous étions dans un rapport maître-disciple plutôt cocasse : je suivais scrupuleusement ses instructions, rempli de joie et de respect, considérant à l'égal d'un grand maître de kung-fu l'autorité de cet homme qui, certainement, avait dû lécher des centaines et des centaines d'assiettes.

Lorsqu'il fut parti, je lavai ma vaisselle et la rendis presque propre en moins de trente secondes, puis je convoquai mon comptable intérieur et lui demandai d'estimer les économies induites par ce nouveau comportement. La réponse ne manqua pas d'intérêt :
· Économie annuelle de liquide vaisselle : — 6 euros
· Économie annuelle d'eau chaude : — 40 euros
· Économie annuelle d'alimentation : — 10 euros
· Économie sur les cafés, la salivation consécutive au léchage de plat favorisant de façon très active la digestion : — 94 euros

Total sur l'année : — 150 euros


Soit quarante-et-un centimes d'économie journalière !

La cause était entendue, je lécherai mes assiettes. Mon enthousiasme pour cette pratique fut tel qu'il souleva quelques problèmes, que j'aurais volontiers soumis à des spécialistes de casuistique, jésuites ou rabbins, mais je dus me débrouiller seul : que faire, en effet, devant les non-initiés ? J'en étais arrivé, comme les chiens de Pavlov, à saliver dès que je voyais une assiette non nettoyée, et je devais presque me retenir de demander à mes commensaux la permission de lécher leur couvert — à ce moment de ma vie, si j'avais sombré dans l'excès, la folie, le stupre, ça aurait consisté à me faire engager comme plongeur dans un restaurant.


Jérôme Akinora, Les aventuriers du RMI, L'insomniaque, 2004, pp. 43-45



10 commentaires:

  1. Je ne vous le fais pas dire ! Et tout le livre est du même tonneau, jubilatoire et désopilant bien qu'il ne cause que de misère économique. Le narrateur déploie mille astuces pour échapper au sentiment de cette misère : il convertit mille euros en napoléons d'or qu'il enterre en forêt pour ne jamais se sentir pauvre (carte au trésor à l'appui), il dégage table et chaises de son studio de 20 m² et calcule le gain financier virtuel de la surface ainsi récupérée (en pourcentage du ratio loyer/surface), il s'invente un comptable intérieur qui lui conseille de peser la totalité de ses biens pour mesurer sa liberté, etc., etc.
    C'est ahurissant d'inventivité, et l'écriture est à la hauteur.
    Bien entendu, le livre n'a eu aucun succès, mais dès que j'en déniche un je le conserve pour l'offrir.

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  2. Ce qui m'émeut le plus chez l'homme, c'est son adaptativité ! Je me suis régalée autant avec le texte qu'avec la vidéo : on se prend à rêver de devenir plongeur chez Domino's Pizza (enfin, presque !)

    ArD

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  3. oui, super livre!!
    Gropl

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  4. Ah, ben, ça tombe bien : vendredi, c'était ma fête. Il vous en reste un ?

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  5. ArD, Pierre Carles a ensuite développé le film dans une version plus longue, intitulée Attention danger travail, disponible chez Court-Circuit. Sinon, ne serait-ce pas plutôt "adaptabilité" ?

    Moons, le seul exemplaire dont je dispose pour l'instant a eu des ratés à l'impression : il comporte plusieurs pages blanches qui n'auraient pas dû l'être. Mais je devrais en récupérer sous peu : si j'y parviens, je vous en mettrai un de côté, promis.

    Merci, Gropl. Je ne me souviens pas si je t'en avais filé un : j'espère que oui.

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  6. Merci pour le tuyau, mais je préfère m'inscrire pour un exemplaire du bouquin, ça tombe bien, c'était ma fête la semaine dernière !
    Je pensais que l'adaptabilité était un présupposé pour être adaptatif, mais c'est bien vu, George, vous avez raison.

    ArD

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  7. Décidément, c'est la fête de pas mal de monde, ces derniers temps…
    Je pourrais vous en réserver un, naturellement, ArD, mais il me semble qu'on le trouve dans une ou deux librairies de Marseille, ou au local de CQFD, ce qui serait plus simple pour vous.

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  8. propos de lèche-culs
    et pis c'est tout.

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  9. Très bon doc, avec loïc wacquant !
    Je me rappelle l'avoir vu en classe avec des petits bourges que le passage avec l'ouvrier renault avaient bien fait rire...

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