[4] La cause d’où naît la superstition, qui la conserve et l’alimente, est donc la crainte ; que si, outre les raisons qui précèdent, on demande des exemples, je citerai Alexandre : alors seulement qu’aux portes de Suse il conçut des craintes sur sa fortune, il donna dans la superstition et eut recours à des devins (voir Quinte-Curce, liv. V, § 4) ; après sa victoire sur Darius, il cessa de consulter devins et aruspices, jusqu’au jour de grande anxiété où, abandonné des Bactriens, provoqué au combat par les Scythes, immobilisé lui-même par sa blessure, il retomba (ce sont les propres paroles de Quinte-Curce, liv. VII ; § 7) dans la superstition qui sert de jouet à l’esprit humain, et chargea Aristandre, en qui reposait sa crédulité, de savoir par des sacrifices quelle tournure prendraient ses affaires. On pourrait donner ici de très nombreux exemples mettant le fait en pleine évidence : les hommes ne sont dominés par la superstition qu’autant que dure la crainte, le vain culte auquel ils s’astreignent avec un respect religieux ne s’adresse qu’à des fantômes, aux égarements d’imagination d’une âme triste et craintive, les devins enfin n’ont jamais pris plus d’empire sur la foule et ne se sont jamais tant fait redouter des rois que dans les pires situations traversées par l’État ; mais cela étant, à ce que je crois, suffisamment connu de tous, je n’insisterai pas.
[5] De la cause que je viens d’assigner à la superstition, il suit clairement que tous les hommes y sont sujets de nature (et ce n’est pas, quoi qu’en disent d’autres, parce que tous les mortels ont une certaine idée confuse de la divinité). On voit en outre qu’elle doit être extrêmement diverse et inconstante, comme sont diverses et inconstantes les illusions qui flattent l’âme humaine et les folies où elle se laisse entraîner ; qu’enfin l’espoir, la haine, la colère et la fraude peuvent seuls en assurer le maintien, attendu qu’elle ne tire pas son origine de la Raison, mais de la passion seule et de la plus agissante de toutes. Autant par suite les hommes se laissent facilement prendre par tout genre de superstition, autant il est difficile de faire qu’ils persistent dans la même ; bien plus, le vulgaire demeurant toujours également misérable, il ne peut jamais trouver d’apaisement, et cela seul lui plaît qui est nouveau et ne l’a pas encore trompé ; c’est cette inconstance qui a été cause de beaucoup de troubles et de guerres atroces ; car, cela est évident par ce qui précède, et Quinte-Curce en a fait très justement la remarque (liv. IV, chap. X) nul moyen de gouverner la multitude n’est plus efficace que la superstition. Par où il arrive qu’on l’induit aisément, sous couleur de religion, tantôt à adorer les rois comme des dieux, tantôt à les exécrer et à les détester comme un fléau commun du genre humain.
[6] Pour éviter ce mal, on s’est appliqué avec le plus grand soin à entourer la religion, vraie ou fausse, d’un culte et d’un appareil propre à lui donner dans l’opinion plus de poids qu’à tout autre mobile et à en faire pour toutes les âmes l’objet du plus scrupuleux et plus constant respect. Ces mesures n’ont eu nulle part plus d’effet que chez les Turcs où la discussion même passe pour sacrilège et où tant de préjugés pèsent sur le jugement que la droite Raison n’a plus de place dans l’âme et que le doute même est rendu impossible.
Précisons qu'à l'époque où Spinoza écrit ce Traité, le terme « Turcs » désigne par métonymie les tenants de l'empire ottoman.
Nous notons pour notre édification personnelle cette répartie.
RépondreSupprimerMais quelle "répartie", cher Tenancier ?
RépondreSupprimerIl ne s'agit là que de réflexions…
On la prenait en continuation de la citation de Bayle. Vous savez ce que c'est mon cher George, on a beau ne pas être concierge on en conserve pas moins l'esprit d'escalier.
RépondreSupprimerÀ l’heure où le traumatisme causé par des attentats particulièrement vicieux, cyniques, et nihilistes, risque de déterminer bien des esprits, il nous faut, plus que jamais, penser et agir en hommes libres, autrement dit faire sienne l’éthique de Spinoza, car c’est notre seul arme : « un homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ».
RépondreSupprimerIvan Segré
"la plus agissante de toutes les passions" : la crainte ?
RépondreSupprimerAtteindre l'Amor intellectus dei, au sens de la Raison, divinité immanente, sans exécrer les religions m'est personnellement difficile. À moins d'imposer à lettre de l'extrait que Spinoza nommait "superstition" ce que nous nommons habituellement "religion", je ne suis pas si spinoziste que ça.
Certes n'ayant plus le vent de l'Histoire dans le dos, nous ne pouvons plus si facilement chanter : "C'est reculer que d'être stationnaire. On le devient de trop philosopher." À recommencer depuis le début... même la critique de la religion. C'est terriblement incontournable. Sale époque.
Avoir 20 ans en 2015 m'a l'air aussi peu ragoutant qu' Avoir 20 ans dans les Aurès.
Oui, la crainte, le texte le dit clairement.
RépondreSupprimerDe même que bien que je ne saisisse pas exactement le sens de ta phrase ("À moins d'imposer à lettre de l'extrait que Spinoza nommait "superstition" ce que nous nommons habituellement "religion"…"), il est évident que pour Spinoza ce que l'on nomme communément "religion" n'est rien d'autre que de la superstition utilisée comme moyen de domination.
Merci pour la citation de Segré, Wrob. Où as-tu lu ça ?
Et désolé, Tenancier, je ne songeais pas à votre billet sur Bayle en concoctant celui-ci.
Ok George
RépondreSupprimerEn fait tu as bien saisi ma phrase entre parenthèses. Puisque je ne suis pas seul à comprendre "religion" sous cet usage de "superstition" je deviens moins non spinoziste qu'il y a 4 heures.
Hic.
RépondreSupprimerIl est assez facile pour nous d'être spinozistes tout au long des quatre premières parties de l'Éthique.
RépondreSupprimerMais dès qu'on s'enfonce dans la cinquième partie, c'est nettement plus compliqué : comment assumer un matérialisme conséquent tout en envisageant du même coup la possibilité d'une vie éternelle ?!
Je te rappelle la fin du dernier scolie de l'ouvrage :
« L’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement. Si la voie que j’ai montré qui y conduit, paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand’peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare. »
Ouh là ! Assez faciles les quatre premiers ?
RépondreSupprimerMême les modes infinis de la proposition XXIII de la première partie ? Ces petits malins qui ont l'infinité des attributs et la finitude des modes pour préparer celle des genres [pas ceux des réunions mixtes non mixtes ou pas] ?
Bon, tout lecteur consciencieux laisse pisser parce qu'on voit bien à quoi ça va servir. Mais la ruse ontologique ne convainc pas grand monde.
Sinon "la vie éternelle" est celle d'un temps qui n'a ni commencement ni fin, ni durée, incommensurable, pas la négation de la mort par la perpétuation indéfinie de la vie : pas sa dénégation paradisiaque. Quelque chose comme la suspension de l'instant de compréhension, le truc du moment de l'intuition du troisième genre [même commentaire que précédemment].
Le "Sage" est apaisé, mais j'ai bien peur pour lui qu'il commence à s'emmerder.
J'ai vu la voie qu'il m'a montrée pour y entrer. Mais je garde la clé pour en sortir. Manquerait plus qu'on claque la porte derrière moi.
PS. Écrit-il exactement "vie éternelle", d'ailleurs ?
Non, tu as raison, c'est un raccourci tendancieux de ma part : il emploie les expressions"sous l'espèce de l'éternité" et, comme ici, "avec une certaine nécessité éternelle" mais il affirme nettement (V, 39 et 41, par ex.) que l'esprit (Mens) est éternel (normal, puisque c'est un mode de l'attribut Pensée…)
RépondreSupprimerMais concernant les modes infinis (immédiats et médiats, faut pas se faire de mouron : ce développement de la première partie est d'ordre strictement technique, pour expliquer la genèse du développement de l'univers lui-même. (Cf. les explications lumineuses de Gueroult et Matheron sur le sujet).
De même que la connaissance du troisième genre (ou "science intuitive") n'a rien de mystérieux malgré qu'on ait tant glosé à son sujet : le scolie 2 de la prop. 40, partie II, est très clair là-dessus : c'est un procès qui va "de la connaissance adéquate de l'essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l'essence des choses."
Un simple processus, où tout l'important réside dans le point de départ et le point d'arrivée.
Dès lors qu'on se sait, en bon spinoziste, partie de la Nature, suffit de se rapporter à l'idée de celle-ci pour comprendre l'essence des choses singulières (nous-mêmes, par exemple).
Fastoche, non ?…
Ouais fastoche. Tellement même que les modes infinis, dont certains en leur genre iibidem], avant d'arriver aux corps, ben ça tient tellement la route philosophique que ça dynamite avant terme toute l'épistémologie ultérieure. Ce qui est une bonne nouvelle pour la philosophie et un mauvaise pour la science.
RépondreSupprimerPas étonnant puisque c'est à ce moment qu'elles se séparent.
Quand on pense que Descartes les superposaient, que Hegel avait compris le travers formaliste de la science, non sans faire de la philosophie un double de l'histoire messianique, que Halte-tu-serres en fit son tapis de prière pour sa coupure censément anti-idéologique...
Évidemment, j'ai sauté le renversement "barbu" [je voulais dire "de Marx", mais faut faire gaffe avec les métaphores sur Internet par les temps qui cavalent n'importe où], la praxis nous mènerait vers d'autres formes de procès.
On arrête de s'la péter sur la toile et on fera péter le bouchon. Mais en gros d'accord avec toi... n'empêche "d'ordre strictement technique" sur le chemin de la vérité, ça me fait comme un caillou dans la chaussure.
PS. On peut faire des italiques directement sur ta machine ?
À propos de cailloux, rappelle-toi que Démosthène s'en fourrait dans la bouche pour atténuer son bégaiement…
RépondreSupprimerPour les italiques, va voir sur un site de balises HTML :
c'est la balise i.