Pas un iota de complaisance ni de compromission dans toute son œuvre, pas une once de bisou-bisou avec le spectaculaire-marchand qui l'enserre depuis sa naissance en 1960 (hem, désolé, j'abrège pour accélérer, paraît qu'il faut aller vite à notre époque) : pour tenter de s'en dépêtrer tant que faire se peut, mutatis mutandis, que faire d'autre que décrire ce que son œil de lynx toujours exactement avisé comprend de chacune des situations qu'il expérimente, qu'il a vécues, que faire d'autre qu'essayer de piger ce qui se passe, ce qui nous tue, ce qui fait que tout va mal, que c'est la crise depuis tant de décennies qu'on ne sait même plus — et par quels mécanismes on essaie de paisiblement nous en vendre la souriante acceptation ?
Plusieurs excellentes raisons ont justifié à ses yeux une telle conduite, et il les dit.
Avec ses mots à lui, sa subjectivité sensitive à fleur de sa peau à lui mais qui nous parle à nous, à nous tous puisqu'on a tous vécu cela, force est de le reconnaître — sauf qu'on savait pas l'exprimer, ce truc qui cloche qu'on ressentait confusément.
Hé bien coup de bol qui tombe à pic heureusement, Grégoire Bouillier s'en est monstrueusement chargé, de tout ce poids de monceau de merdes à examiner filtrer trier réfléchir sasser déglutir, pour finalement extraire de cette montagne de détritus qui nous pourrissent la tronche la quintessence de quelques vérités simplissimes mais rarement perceptibles — un peu comme chez Marx le noyau rationnel de sa gangue mystique (si mes souvenirs sont bons).
Tel l'Atlas de la mythologie, il s'en est chargé dans Rapport sur moi, dans L'invité mystère, dans le monumental et phénoménal Dossier M.
Cette dernière œuvre (douze ans d'esclavage extatique), son intrigue qui court sur mille huit cents pages tient en une phrase, genre du style, disons : « Un homme cherche à séduire une femme qui s'esquive, après quoi il déprime grave et longtemps. »
Sauf qu'en passant, Grégoire nous raconte toute l'histoire de la civilisation occidentale de 1960 à 2005 : ce qui s'est passé en vrai, qui était là sous nos yeux et qu'on était trop las ou complaisants pour faire l'effort d'apercevoir.
Mais il est vrai que ce monde nous épuise. « On n'en veut pas, on n'en peut plus », comme disait la poète.
Et ce crible pertinent, Grégoire Bouillier le ressasse derechef dans son dernier ouvrage, paru fin août, Le cœur ne cède pas.
Sauf que là, ce n'est plus depuis son seul centre (dont le cercle est partout mais la circonférence nulle part visible) qu'il cause.
Non, non, non, non.
Il accomplit à sa manière l’indispensable élargissement de perspective que Manchette avait tenté de mener à bien avec le cycle des Gens du mauvais temps, que cette vacharde de camarde l’a empêché de réaliser et dont il a seulement pu quasi boucler le premier volume, La princesse du sang.
Tristan Manchette, alias Dough Headline, l’explique très bien dans sa préface à ce roman posthume : après La position du tireur couché, dont l’accouchement en feuilleton dans Hara-Kiri avait déjà coûté de colossaux efforts à son père qui commençait à en avoir sa claque d’examiner au scalpel notre petite France, Manchette n’a plus pu, mais alors plus pu du tout : la voie de garage une fois atteinte, fallait couper le contact. Mais contrairement aux solutions-miracles que fait miroiter cette saloperie de mirage capitaliste, là, pas de reconversion en perspective : il était perdu.
Complètement largué, ce géant de la littérature.
Que faire ? (bien qu'il ne fut franchement pas le pote à Lénine…)
Enfin, plutôt : sur quoi écrire ?
Car question activités et occasions de frappadinguer sa machine à écrire, ça manquait pas trop : traductions, adaptations, scénarios, éditeur de collection, rédacteur en chef, chroniqueur pour diverses revues, et j’en passe, ça prend du temps tout ça.
Mais l’important, tout de même, c’est de parvenir à exprimer le jus de son cœur, ce qu’il faisait depuis L’affaire N’Gustro jusqu’au moment où, douze ans plus tard, il s’est aperçu que c’était l’impasse, qu’il avait tout dit sur la France de son temps.
Alors, hourrah, il est retombé sur Ross Thomas, pour qui au début il avait pas franchement la plus haute estime.
Mais Les faisans des îles, ça l’a bien botté, et du coup voyons, voyons… mouais, ça pourrait valoir le coup, de retracer toute l’histoire du monde depuis Yalta, mais du point de vue de Jean-Patrick Manchette.
Et allez zou, c’est parti pour la tétralogie des Gens du mauvais temps, autour de la silhouette d’Ivy Pearl, si tu veux le point de vue d’un vrai situ pas pro sur toute cette époque d’exponentialisation spectaculaire du capitalisme enfin débarrassé de toute entrave (fascisme, nazisme, bolchévisme), assoiffé de s’effréner et qui menait évidemment droit direct au néo-libéralisme de Thatcher/Reagan/Mitterrand.
Quatre décennies, ça a duré, la mise en place bien ferrée du nouvel esclavage des pauvres et l’édifiant accroissement de la richesse des riches, malgré les (ou peut-être « grâce aux » ? va savoir, c’est compliqué de penser mondialement) deux « crises » (hi, hi !) de 1973 et 1978.
Et voilà où nous en sommes maintenant.
Et Grégoire Bouillier, toutes choses égales par ailleurs, réitère la révolution copernicienne que Manchette n’avait hélas pu qu’esquisser.
Après n’avoir si judicieusement expliqué le monde que par l’œil de son expérience vécue personnellement son expérience à lui c’était sa vie la sienne, il nous expliquait patiemment comment lui comprenait le monde tel qu’il le percevait le gars-là qu’était comme Perceval le Gallois dans sa quête de ce Graal qu’est tout bêtement la vérité des choses, hé ben voici qu’une émission de radio ouïe en 1985 qui lui titillait depuis trente-cinq ans le ciboulot fait qu’il se met à chercher comme un chien fou dans la nuit des trucs qu’il ne maîtrise aucunement mais qu’il veut absolument comprendre, et donc voilà que déboule aujourd’hui un somptueux Chateaubriand dont chaque page nous ouvre un peu plus les yeux sur notre propre cécité, sans compter que les pommes soufflées et la sauce béarnaise sont offertes en sus mais c’est juste histoire de mieux nous remettre les idées en place, de réapprendre à respirer, de se souvenir que ouais, c’est pas bête de réfléchir, de réfléchir à chaque instant à tout ce qui se passe.
C’est certes fatigant, mais c’est vachement jouissif, ça vaut le coup, vraiment.
Spinoza y insiste grave à la fin de l’Éthique : « tout ce qui est beau est difficile autant que rare ».
« Je pense, donc je suis », disait l’autre : là c’est Bouillier qui pense, et à le lire nous saisissons que nous sommes — ou plutôt, que si nous aussi nous faisons l’effort de penser, nous serons moins des bêtes de somme
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Et pour commencer à ce faire, le plus simple est de l'écouter causer au micro de Romain de Becdelièvre dans Affaires culturelles mercredi 2 novembre :
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