Interview de M. Jaekel « Jack Grahame », marchand d’armes, par Jay Fisher, reporter de la télé, sur la propriété Grahame appelée « Les chênes »
Q : D’après vous, monsieur Grahame, quelle est l’éthique des armes ?
R : L’éthique des armes ? Quelle expression étrange. Je dirais… Je dirais que l’éthique d’une arme est celle de son utilisateur, pas vous ?
Q : Les armes elles-mêmes ne représentent donc aucune valeur morale ? Cela dépend de leur utilisation.
R : Les armes… Vous savez, de toute évidence, les armes sont la pierre angulaire de notre civilisation. J’ai entendu affirmer que ce sont les automobiles, et j’ai même entendu déclarer que c’était votre média, la télévision, mais en réalité, ce sont les armes.
Q : Vraiment ?
R : L’arme, c’est le pouvoir. C’est évident. C’est la matière première du pouvoir, et le pouvoir est en dernier recours la seule influence civilisatrice du monde. C’est le pistolet qui a permis à la civilisation de s’imposer dans l’ouest des Etats-Unis, par exemple. L’arme est l’outil principal pour contrôler une foule, ce qui revient à dire, pour édifier une société. Les armes déterminent les revendications territoriales, c’est-à-dire les frontières internationales. Ce sont les armes qui ont établi que vous et moi parlons anglais aujourd’hui plutôt que français, espagnol ou portugais. Elles ont tout simplement établi que nous sommes là, et pas les Indiens.
Q : Les Indiens sont toujours là, pourtant, non ?
R : Parqués dans des réserves sous la surveillance d’hommes armés. S’il n’y avait pas d’armes à feu, les hommes ne seraient pas capables de bâtir des villes parce que toutes les briques seraient volées dès la première nuit. S’il n’y avait pas d’armes à feu, les propriétés comme celle-ci seraient envahies par des foules dépenaillées. Et plus la population échappe à tout contrôle, plus les armes à feu deviennent la seule chose qui détermine lesquels d’entre nous vivent telle sorte de vie ou telle autre.
Q : Vous attribuez aux armes à feu le genre de pouvoir que la plupart des gens accordent à l’argent.
R : Sans les armes à feu, la plupart des gens ne garderaient pas leur argent. Pas longtemps. Et avec les armes, il est possible d’avoir de l’argent, des femmes ou ce que l’on peut désirer dans la vie.
Q : Excusez-moi, monsieur Grahame, mais vos paroles pourraient être mal interprétées. Je sais que vous ne voulez pas dire que vous approuvez le vol à main armée, le viol ou…
R : Pourquoi pas ? Je peux difficilement encourager la restricion des armes. Une fois acceptée l’idée que notre société possède une vraie valeur, que cela valait la peine de bâtir notre civilisation, et que cela continue de valoir le coup de la préserver, on doit passer à l’étape suivante, accepter que l’outil qui a permis de la bâtir représente aussi une vraie valeur et, pour utiliser un terme éthique, est bénéfique. Cet outil, ce sont les armes à feu, et aucune de leur utilisation ne pourrait être considérée comme néfaste. Bon, si un imbécile prend un pistolet et braque une banque, j’exprime mon désaccord, mais uniquement contre sa stratégie, pas contre le choix des moyens matériels. Sa stratégie le mettra directement en opposition avec une force supérieure en hommes équipés de davantage d’armes ; ce qui veut dire qu’il sera arrêté et peut-être abattu. L’arme à feu est le pouvoir, c’est exact, l’outil principal de la civilisation humaine, c’est vrai ; mais comme pour tout outil ou toute forme de pouvoir, son utilisateur doit s’en servir avec intelligence.
Q : Alors, dans ce cas, que devrait-il faire plutôt que de braquer une banque ? Il veut de l’argent, il veut une vie meilleure, et ce que vous lui conseillez c’est de sortir s’acheter une arme. Que devrait-il en faire ?
R : Il devrait commencer par apprendre les sciences militaires, ce qui correspond, après tout, à la science de l’utilisation des armes. Et l’une des premières leçons des sciences militaires est : ne vous attaquez jamais à une force supérieure.
Q : Sauf dans une guérilla.
R : Frapper et fuir, exactement. Plutôt que de braquer des banques, notre imbécile, s’il s’agit d’un solitaire déterminé, serait bien plus avisé d’agresser des citoyens égarés dans des allées sombres. Vous avez remarqué combien de nos compatriotes qui habitent dans de grandes villes en arrivent indépendamment à cette même conclusion : les braquages de banque sont en baisse, les agressions en hausse.
Q : Et vous n’êtes pas contre les agressions.
R : Certainement pas, à moins que ce soit moi qu’on agresse. Mais si j’avais un besoin pressant d’argent, si j’avais une arme et pas vous, je vous agresserais certainement.
Q : Hé là. Bon, par conséquent j’ai de la chance que vos affaires marchent bien ?
R : Oui, absolument.
Q : Oui. Bon… Euh.
R : Évidemment, il y a d’autres solutions pour notre hypothétique imbécile. S’il peut trouver un nombre suffisant d’individus qui partagent ses vues selon lesquelles il devrait devenir riche et puissant, si eux sont armés, il peut organiser une révolution, renverser le gouvernement des Etats-Unis et s’autoproclamer dictateur. À plus petite échelle, il peut toujours faire ce qu’un grand nombre d’Américains faisaient, partir avec son arme en Amérique du Sud, y renverser un gouvernement et, soit devenir dictateur, soit placer une figure locale en première ligne.
Q : Euh… Tout cela est fort peu probable.
R : Oui, bien sûr. Mais possible. Et il y a toujours les façons plus directes d’obtenir au moyen des armes pouvoir, argent, influence et la belle vie. On peut devenir tueur pour la mafia, gagner la Médaille d’honneur militaire, être tireur d’élite dans un cirque, garde du corps présidentiel… en vérité, la liste est assez longue.
Q : Et vous n’êtes contre aucune de ces activités ?
R : Certainement pas. Ces gens emploient le matériel que je vends.
Q : Pas même tueur pour la mafia ?
R : Pourquoi lui et pas un autre ? Le but d’une arme à feu, de toutes les armes à feu, est de projeter à très haute vélocité une pièce de métal dans un corps humain de telle sorte que ses fonctions s’arrêtent. Le tueur de la mafia fait de son arme l’usage précis que le fabricant a imaginé.
Q : D’ordinaire, les fabricants de munitions n’invoquent-ils pas plutôt l’autodéfense ?
R : Et à juste titre. Tout coup de feu équivaut à de l’autodéfense. La préservation de soi nécessite de rester vivant et de se battre pour atteindre ses objectifs. Personne n’a jamais tiré sur quelqu’un d’autre dans un but différent.
Q : Vous voulez dire que, si un tueur de la mafia frappe à ma porte et m’abat quand je lui ouvre, c’est de l’autodéfense ? Même si je ne suis pas armé, s’il ne m’a jamais vu de sa vie et si son unique motivation est l’argent ?
R : Vous venez de répondre à votre propre question. L’argent. Ce que les armes à feu sont à la civilisation, l’argent l’est à l’individu. Il me semble que, sur ce sujet, la plupart des penseurs ont inversé les fonctions en disant que les armes protègent les individus et que l’argent est le carburant de notre société, alors que les armes permettent à la société d’aller de l’avant en restant vigoureuse et que l’argent fournit aux individus ce dont ils ont besoin pour subvenir à leurs besoins personnels. Si quelqu’un vous abat pour de l’argent, qu’il ait prévu de le trouver dans les poches d’un de vos ennemis ou dans les vôtres, son besoin d’argent est une simple et évidente représentation de l’autodéfense en action.
[…]
Q : Euh. Oui, euh… Il y a… il y a quelques minutes, vous avez dit que les armes étaient fabriquées pour tirer sur des humains. Mais qu’en est-il des chasseurs ?
R : Je pense que le terme utilisé en psychologie est « sublimation ». Le désir de tuer des gens est très fort chez ces personnes, et ils se défoulent un peu d’une façon plus ou moins tolérée par les conventions sociales. Il a été avancé, dans la littérature, que l’homme est virtuellement le seul animal qui tue ses congénères. Les fourmis aussi, si je me souviens bien. Mais personne ne semble avoir remarqué que l’homme est intéressé exclusivement par le fait de tuer ceux de son espèce. Il tuera d’autres animaux pour se nourrir ou pour soulager ses névroses, mais dans toute l’histoire de l’humanité, la plus grande partie du temps, de l’énergie, et des ressources de notre espèce ont été consacrées à nous entre-tuer. On apprend d’ailleurs tout cela à nos enfants à l’école et nous appelons cela l’Histoire.
Donald Westlake, J’ai déjà donné (I gave at the office, 1971), Rivages/Thriller, 2016, pp. 124-129, passim. Trad. Nicolas et Pierre Bondil.
On croirait lire une variation du "Banquier anarchiste" (1922) de Fernando Pessoa, qui revendiquait la destruction de cette société grâce à l'argent.
RépondreSupprimerLa remarque me semble judicieuse, bien que je l'aie lu voici trop longtemps pour m'en souvenir précisément. Ce dont je me souviens bien, en revanche, c'est que quelque chose m'avait chiffonné dans ce Pessoa, peut-être l'impression d'une sorte d'exercice de style.
RépondreSupprimerAlors que chez Westlake, le cynisme est patent et outrageusement revendiqué.
Un peu comme la sentence du salopard de chez TF1 à propos du "temps de cerveau disponible", mais en plus sympathique…
"– Le problème du numérique, c’est qu’il n’y a pas de contrastes. Tout est parfait et tout fait plastique. Vous voyez les photos de Matthew Brady sur la guerre de Sécession ? Si vous essayez de prendre les mêmes en numérique, vous savez à quoi elles ressemblent ?
RépondreSupprimer– Non.
– À des effets spéciaux dans un film sur la guerre de Sécession. En les regardant, les gens diront : « Ouah, génial, c’est super-ressemblant ! » vous saisissez la différence entre la réalité et la ressemblance ?
(…)
– Le négatif est grandeur nature. Pas d’agrandissement, pas de perte de détails.
Le O.J. Bar & Grill, qui s’en souciait ? C’était dépassé, ça datait du temps où les gens sortaient de chez eux."
Surveille tes arrières ! Donald Westlake (1933 – 2008)
Héhé, ça me rappelle quelque chose…
RépondreSupprimerI did'nt known you knew that ! I believed it was the last, but wikipedia tell me it was not.
RépondreSupprimerGet real, aka Top réalité, (bonne trad.) should be the last Dortmunder. Give it to me !
There you are : have a look here !
RépondreSupprimerDortmunder, lui, est une vraie valeur (et un vrai voleur)…