L'éminent Bernard Pautrat, grand hégélien devant l'Esprit — n'en déplaise à notre ami Le Moine Bleu — vire spinoziste peu après Pierre Macherey et concocte longuement une irréprochable traduction de l'Éthique — imposant par exemple le terme « affect » pour traduire affectus, mais malheureusement pas le terme « mental » pour Mens : il a conservé cet « Esprit » à tendance spirituelle qu'avait choisi Roland Caillois — à la suite d'André Guérinot — dans son exécrable traduction pour la Bibliothèque de la Pléiade.
Bref.
L'ami Pautrat peaufine sa traduction durant des années, savamment, de plus en plus spinozistiquement, aussi patiemment peut-être (toutes choses étant égales par ailleurs) que Spinoza polissait ses verres de lunettes.
Tout bien polissé, il publie en au Seuil en octobre 1988, dans la collection « L'ordre philosophique » alors dirigée par François Wahl, une magnifique énième traduction de Ethica, texte latin (Carl Gebhardt hrsgb., 1925) en regard.
Mise en page avisée, correcteurs sourcilleux (même pour le texte latin), toute l'édition baigne dans le conatus jusqu'à l'ultime scolie, celui de la proposition XLII de la cinquième Partie, p. [541], qui se termine hélas affreusement ainsi :
Ayant minutieusement étudié, j'imagine, au moins à deux reprises, les épreuves passées par les mains de correcteurs chevronnés, quelle n'a pas dû être l'affliction du sourcilleux traducteur à constater que la conclusion du chef d'œuvre — ainsi dépareillée — le flinguait complètement !
Du coup, urgence oblige et fait rare dans l'histoire de l'édition française des années 1980 — mais on ne va quand même pas tout réimposer ni pilonner, y'a du fric en jeu, même si c'est l'Éthique ! —, la maison d'édition a composé fissa et fait insérer (par de petites mains asiatiques ?) un erratum au bon endroit, et que voici :
Onze années passent, on arrive en 1999.
Cette magnifique traduction de l'Éthique est rééditée dans la collection « Points-essais », et l'éditeur (pas encore racheté par ces enflures de La Martinière, mais Claude Durand, sentait déjà sans doute le vent tourner), a consenti à un effort pour réparer la bévue de la première édition : d'accord, on reprend les plaques offset de 1988 et on recompose à l'arrache (comme au temps de la linotype, alors que la PAO l'a liquidée depuis longtemps) le dernier scolie, ce qui aboutit à ceci (on remarquera l'irrégularité typographique des trois dernières lignes) :
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Je reproduis ci-dessous la belle « Note du traducteur » que Bernard Pautrat offrait en 1988 aux éventuels lecteurs...
... ainsi que l'« Avertissement » de la réédition de 1999, où il qualifie bellement l'Éthique de « prodigieuse machine-à-bonheur » :
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Plutôt que « spinozistiquement » spinozistement, parce que la « spinozisticité » (twa ce que cheveu dire !), la machine-à-bonheur relève d'une lecture mal biaisée.
RépondreSupprimerIl a fallu que la logique se détacha de ce dont elle parle pour que son économie rationnelle, disons plutôt la technique de représentation originelle, more geometrico (un point, une ligne chez Euclide ; le clinamen chez Épicure) se spécialise en perdant ses objets de vue. Ce moyen de représenter permet d'embrasser l'ensemble de ce dont on parle, un maximum possible de choses ou d'« états des choses » dirait Wittgenstein. Pris pour lui-même ce moyen devient une logique.
Il existe une histoire de sa spécialisation : de La Logique de Port Royal à Carnap, Quine en passant par cette philosophie judicatoire kantienne, raison pure, mais surtout par les Règles pour la direction de l'esprit (ingenii) de Descartes auquel s'opposait Spinoza. Appliquée aux passions ou aux corps à la manière cartésienne, cela décrivit une conception mécaniste de ce qui est, dirions-nous aujourd'hui, de l'ordre du désir. C'est à cela que mène une présentation de l'Ethique comme une « machine-à-bonheur ». Là dessus Pautrat se goure.
En guise de scolie : Ce qui intéressa Hegel chez Spinoza, c'est justement qu'il lui fournissait, par son approche antimécaniste, les outils pour abattre les appareils à penser que constituait le kantisme de son époque. Qu'il en forgea ou non un autre, volontairement ou malgré lui, relève d'une autre discussion, sur la nature de la dialectique. Je pense que toute approche synthétique n'est pas condamnée à imprimer un système de pensée. Incidemment, on sait que les phénoménologues produisent la confusion principalement en rackettant la notion de « phénoménologie » telle que l'élaborait Hegel en 1807.
Les philosophes se lisent très mal les uns les autres. Au passage, merde à Althusser !
PS. Pour "la machine-à-bonheur" lire les 120 journées... de Sade, pas de Salo, d'un oeil philosophique et sans les mains.
Cher Schizoso-Phi, désolé de te non-répondre si tardivement, mais je ne dispose hélas pas de la puissance de ton savoir philosophique : je ne suis qu'un modeste spinoziste un peu sectaire et timoré.
RépondreSupprimerJuste trois choses.
Spinoza, que je sache, ne s'opposait pas à Descartes, sauf sur la question (capitale, il est vrai, du dualisme) : c'est au contraire l'élève de La Flèche et fameux bretteur de Frisons qui lui a appris le rationalisme.
Et Althusser a moins mal lu Spinoza que Marx, qu'il voulait réorganiser si stupidement : voir ce qu'il écrit dans L'avenir dure longtemps au sujet de la stratégie langagière de notre ami.
Enfin, l'appellation "prodigieuse machine à bonheur", au sujet de l'Éthique me paraît parfaitement idoine : comment qualifier cet ouvrage plus subtilement ?
Bien à toi,
GWFW
Dear George Weawer,
RépondreSupprimerSpinoza publia des Principes de la philosophie de Descartes, mais de manière pas du tout cartésienne, mais à l'inverse de la manière dont Descartes exposait ses propres principes : "more geometrico", déjà. C'est-à-dire selon le cours synthétique allant du général au particulier en procédant par thèses déductives plutôt que selon le cours analytique spéculatif allant du particulier au général en procédant par certitudes partielles inductives. Cela apparaît, y compris dans l'esprit de presque tous les philosophes professionnels, comme une distinction secondaire relevant seulement d'un contraste entre deux méthodes d'exposition qui n'altéreraient pas les représentations.
Pour Spinoza, un cercle n'est pas 2 pi r, pas une forme qui se perçoit, mais la trace d'un crayon au bout d'une ficelle sur lequel quelqu'un a effectivement appuyé sa force, l'épaisseur du trait signale une approximation et même une modulation de ladite force. Spinoza emploie une métaphore plus sympathique à la proposition XVI des Principes de la philosophie de Descartes...
Rationalistes tous les deux en ce siècle encore si religieux, certes. Et il est même probable que Descartes ait permis à Spinoza de se déprendre très tôt de la pesanteur théologique de sa formation, via son maître, discrètement hérétique parmi les passeurs de lecture de l'Ancien Testament, dont il connut la fille de très près (pour son grand bonheur puis son grand malheur avant excommunication).
Mais rationalismes divergents. L'un s'enquiert de la preuve de l'existence de Dieu en vue de l'atteindre au bout de son parcours spéculatif qui part de l'hypothèse de l'existence de rien, de la sienne, à peine de celle d'un bougie... L'autre la pose d'emblée, mais de telle manière qu'elle est indubitable et se confond exactement avec chaque détail de la réalité (plus qu'un seul monde, donc).
D'autres indice de cette divergence. Un scolie de l'Ethique où la "glande pinéale" est pour le moins moquée. La lettre 81 à von Tschirnhaus (une de ses dernières) 5 mai 1676, "la matière au repos, en effet, persévérera dans son repos autant qu'il est en elle et ne sera mise en mouvement que par une cause extérieure plus puissante. Pour cette raison je n'ai pas craint d'affirmer jadis que les principes des choses de la nature admis par Descartes sont inutiles, pour ne pas dire absurdes."
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Certes Althusser n'a pas découpé Spinoza en un jeune et un vieux, j'irai tout de même lire ce qu'il en dit dans son Avenir... final, en espérant ne pas me cogner la tête sur les restes d'une superstructure.
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Sur la machine à bonheur, je ne lis pas l'enfilade de propositions comme une série ordonnée de cliquets ou de déclics. J'imagine le lecteur "conduit comme par la main" marchant derrière un familier de la jungle de l'imbécillité malheureuse forcé d'apprendre à utiliser les coups de machette que sont les propositions, ne serait-ce que parce que le familier qui le précède va bientôt crever.
J'admets que ma métaphore a la lourdeur maquisarde d'un sentier lumineux. Mais je la trouve plus légère que la mécanique. Philosopher à coups de machette ? (trop facile)
Mais non, je trouve cette métaphore très juste, même si un peu péruvienne : elle décrit de façon très spinoziste le mouvement, l'effort nécessaire pour progresser dans la lecture de l'Éthique, tout comme Spinoza définit le cercle dans le TIE (dans la proposition XVI de la deuxième partie des PPD, il s'agit du cercle dessiné par le mouvement d'une pierre dans une fronde qui tournoie).
RépondreSupprimerCependant, je ne crois pas que par "machine", Pautrat songeait à une sorte d'outil automatique et statique : le terme souligne surtout, à mon sens, quel savant appareil sophistiqué constitue l'ouvrage.
J'opine à tout ce que tu dis dans ce dernier commentaire, mais deux précisions tout de même :
— Descartes, avant Spinoza, s'était essayé lui-même au more geometrico, dans les Réponses aux deuxièmes Objections, de façon il est vrai beaucoup plus lourde que son disciple, dont les PPD sont cependant tout autant un hommage qu'une critique.
C'est justement à peu près ce que dit Althusser dans son ultime ouvrage, à propos du langage : Spinoza investit le langage philosophique de son époque de façon quasi-obsidionale, employant des mots connus pour les subvertir complètement, les retournant comme un gant (cf. par exemple ce qu'il écrit dans l'Explication qui suit la déf. 20 des Affects, dans Éthique III : « Je sais que ces mots ont dans l’usage ordinaire un autre sens. Mais mon dessein est d’expliquer la nature des choses et non le sens des mots, et de désigner les choses par des vocables dont le sens usuel ne s’éloigne pas entièrement de celui ou je les emploie, cela soit observé une fois pour toutes »).
C'est Descartes qui a remis en vogue la méthode démonstrative euclidienne, même s'il lui préférait largement l'analytique, et Spinoza emploie cette méthode — qui correspond parfaitement au sens profond de sa philosophie — pour abolir entièrement les principes "inutiles et absurdes" de Descartes — le dualisme, essentiellement.
— Enfin, Van den Enden n'était pas vraiment "discrètement hérétique", vu sa fin tragique : son exécution est avérée, même si les raisons n'en sont pas très claires. Quant à sa fille Clara, la biographie de Colerus recèle tant de perfidies (voir, justement, l'histoire du collier de perles offert par le rival de Spinoza), que mieux vaut ne guère prêter attention à ce genre d'anecdotes…