J'étais allongé au soleil, adroitement dissimulé par la petite chaîne de montagnes que forme, au bout de la plage, le sable accumulé par le vent. Ce sont des montagnes de sable, des dunes pleines de cols, de pentes et de vallées, un labyrinthe en courbe, friable, couvert de broussailles par endroits, vibrant sous la poussée continue du vent. Je m'abritais derrière une jeune femme assez imposante, aux proportions harmonieuses, majestueuses. Mais à dix centimètres de mon nez, le vent cinglait sans répit ce sahara brûlé par le soleil. Des scarabées — je ne saurais préciser leur nombre exact — se traînaient laborieusement dans ce désert vers des buts inconnus. L'un d'eux, juste à portée de ma main, gisait sur le dos. C'était le vent qui l'avait renversé. Le soleil lui brûlait le ventre, ce qui était sûrement exceptionnellement pénible pour ce ventre habitué à rester dans l'ombre. Le scarabée agitait ses petites pattes ; il ne lui restait évidemment plus que cette agitation monotone et désespérée — plusieurs heures avaient passé, peut-être, et il perdait de ses forces, il agonisait déjà.
Moi, le colosse, inaccessible par mon gigantisme, je n'existais pas pour lui — j'observais cette agitation et… tendant la main, je le délivrai de son supplice. Il se mit à avancer, rendu en une seconde à la vie. À peine était-ce fait que je vis un peu plus loin un scarabée identique, dans la même position, agitant ses petites pattes. Je n'avais pas envie de bouger… mais pourquoi sauver l'un et pas l'autre… ? Pourquoi celui-là tandis que celui-ci… ? L'un serait heureux grâce à toi et l'autre devrait souffrir ? Je pris une brindille, tendis la main, le sauvai. À peine était-ce fait que je vis un peu plus loin un scarabée identique dans la même position, agitant ses petites pattes. Le soleil lui grillait le ventre. Devais-je transformer ma sieste en tournée d'ambulance pour scarabées agonisants ? Je m'étais déjà trop habitué à ses scarabées, à leur agitation curieusement impuissante… Vous comprendrez sans doute qu'une fois entrepris leur sauvetage, je n'avais plus le droit de l'interrompre à aucun moment. Ç'aurait été trop terrible : m'arrêter devant ce troisième scarabée, au seuil de sa mort… Impossible, impensable. Si seulement il avait existé une frontière, quelque chose qui m'aurait autorisé à m'arrêter… Mais justement il n'y avait que ces dix centimètres de plus dans le sable, toujours ce même sable, mais « un petit peu plus loin », un tout petit peu. Et il agitait ses pattes de la même façon ! Alors, regardant autour de moi je vis, « un peu plus loin » encore, quatre autres scarabées s'agiter, grillant au soleil. Il n'y avait pas à hésiter : moi le géant, je me levai et je les sauvai, tous. Ils s'en allèrent. À ce moment-là, mes yeux découvrirent la pente voisine, étincelante, torride, sablonneuse, et là, cinq ou six points agités de convulsions : des scarabées. Je courus à leur secours. Je les sauvai. Je m'étais déjà tellement confondu avec leur souffrance, je l'avais tellement bien pénétrée qu'en apercevant non loin de nouveaux scarabées dans les plaines, sur les cols, et dans les ravins — une poussée de petites taches torturées — je me mis à m'agiter comme un fou sur le sable pour secourir, secourir, secourir encore. Mais je le savais, cela ne pouvait pas s'éterniser. Il n'y avait pas que cette plage : toute la côte, à perte de vue, fourmillait de scarabées. Le moment allait venir où je me dirais : « ça suffit » et il y aurait un premier petit scarabée à n'être pas secouru. « C'est celui-ci », et je le sauvai, incapable de me contraindre à cet arbitrage terrible et presque abject. Car pourquoi celui-ci ? Pourquoi lui justement ? Et soudain le mécanisme s'enraya, facilement je coupai court à ma compassion, je m'arrêtai. « Eh bien, rentrons », pensai-je indifférent. Et le scarabée, celui devant lequel j'avais cessé d'intervenir, resta là à agiter ses petites pattes.
Moi, le colosse, inaccessible par mon gigantisme, je n'existais pas pour lui — j'observais cette agitation et… tendant la main, je le délivrai de son supplice. Il se mit à avancer, rendu en une seconde à la vie. À peine était-ce fait que je vis un peu plus loin un scarabée identique, dans la même position, agitant ses petites pattes. Je n'avais pas envie de bouger… mais pourquoi sauver l'un et pas l'autre… ? Pourquoi celui-là tandis que celui-ci… ? L'un serait heureux grâce à toi et l'autre devrait souffrir ? Je pris une brindille, tendis la main, le sauvai. À peine était-ce fait que je vis un peu plus loin un scarabée identique dans la même position, agitant ses petites pattes. Le soleil lui grillait le ventre. Devais-je transformer ma sieste en tournée d'ambulance pour scarabées agonisants ? Je m'étais déjà trop habitué à ses scarabées, à leur agitation curieusement impuissante… Vous comprendrez sans doute qu'une fois entrepris leur sauvetage, je n'avais plus le droit de l'interrompre à aucun moment. Ç'aurait été trop terrible : m'arrêter devant ce troisième scarabée, au seuil de sa mort… Impossible, impensable. Si seulement il avait existé une frontière, quelque chose qui m'aurait autorisé à m'arrêter… Mais justement il n'y avait que ces dix centimètres de plus dans le sable, toujours ce même sable, mais « un petit peu plus loin », un tout petit peu. Et il agitait ses pattes de la même façon ! Alors, regardant autour de moi je vis, « un peu plus loin » encore, quatre autres scarabées s'agiter, grillant au soleil. Il n'y avait pas à hésiter : moi le géant, je me levai et je les sauvai, tous. Ils s'en allèrent. À ce moment-là, mes yeux découvrirent la pente voisine, étincelante, torride, sablonneuse, et là, cinq ou six points agités de convulsions : des scarabées. Je courus à leur secours. Je les sauvai. Je m'étais déjà tellement confondu avec leur souffrance, je l'avais tellement bien pénétrée qu'en apercevant non loin de nouveaux scarabées dans les plaines, sur les cols, et dans les ravins — une poussée de petites taches torturées — je me mis à m'agiter comme un fou sur le sable pour secourir, secourir, secourir encore. Mais je le savais, cela ne pouvait pas s'éterniser. Il n'y avait pas que cette plage : toute la côte, à perte de vue, fourmillait de scarabées. Le moment allait venir où je me dirais : « ça suffit » et il y aurait un premier petit scarabée à n'être pas secouru. « C'est celui-ci », et je le sauvai, incapable de me contraindre à cet arbitrage terrible et presque abject. Car pourquoi celui-ci ? Pourquoi lui justement ? Et soudain le mécanisme s'enraya, facilement je coupai court à ma compassion, je m'arrêtai. « Eh bien, rentrons », pensai-je indifférent. Et le scarabée, celui devant lequel j'avais cessé d'intervenir, resta là à agiter ses petites pattes.
Witold Gombrowicz, Journal, tome 1 (1953-1958), Paris, Gallimard, coll. « folio», 1995, pp. 540-543
L'agonie sur ses petites pattes. (Raymond Queneau)
RépondreSupprimerInquiétude et sourires chez vous, George, merci.
Merci pour cette formule de Queneau, Marquis : je ne la connaissais pas.
RépondreSupprimerEt aussi pour les sourires, que je vous retourne (mais pas de motif d'inquiétude, rassurez-vous : je reste toujours au bord du gouffre — pour l'instant du moins).
Coïncidence : j'étais justement en train de poster une bêtise chez vous…